05 juin 2006

Madame Bovary (extrait)


Voici un extrait de Madame Bovary que j'aime beaucoup de par sa portée comique et cynique à la fois. Il préfigure la première situation d'adultère du roman.
Alors que pour Emma Rodolphe s'apparente à un double parfait, le monologue intérieur du futur amant en dit long sur l'issue de leur rencontre. Flaubert s'amuse en modelant l'amant idéalisé en mâle rustique, mal dégrossi doublé d'un véritable salaud. Pour beaucoup Madame Bovary demeure la banale histoire d'une provinciale esseulée livrée à l'ennui et aveuglée par les lumières du beau monde ; Madame Bovary est aussi un roman qui éclaire une femme victime de ses propres confusions et erreurs de jugement. Dès le départ Emma se méprend : elle se trompe sur Charles, mari pataud et médiocre médecin, elle projette des propres illusions sur sa fille, Berthe... petite souillon élevée à la ferme. De même, Emma multiplie les erreurs à l'égard de ses amants, mirages de l'Amour qui la confrontent immuablement à l'erreur.
Dans cette société de faux semblants auquel appartient assez naturellement Rodolphe Boulanger, Emma tente de vivre une vie fatalement façonnée par ses lectures de jeunesse, riches d'improbables mythes féminins dans un XIXème siècle délibérément misogyne. La rencontre avec cet absolu rêvé est réellement impossible... Flaubert le sait et annonce la couleur au travers de Rodolphe, Dom Juan de pacotille dans ses bottes crottées ! Les espoirs d'Emma sont immenses... la chute sera vertigineuse, à la mesure de sa passion pour ce séducteur, prédateur au sang froid.

Il fut bientôt de l'autre côté de la rivière (c'était son chemin pour s'en retourner à la Huchette) ; et Emma l'aperçut dans la prairie, qui marchait sous les peupliers, se ralentissant de temps à autre, comme quelqu'un qui réfléchit.
— Elle est fort gentille ! se disait-il ; elle est fort gentille, cette femme du médecin ! De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure comme une Parisienne. D'où diable sort-elle ? Où donc l'a-t-il trouvée, ce gros garçon-là ?
M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans ; il était de tempérament brutal et d'intelligence perspicace, ayant d'ailleurs beaucoup fréquenté les femmes, et s'y connaissant bien. Celle-là lui avait paru jolie ; il y rêvait donc, et à son mari.
— Je le crois très bête. Elle en est fatiguée sans doute. Il porte des ongles sales et une barbe de trois jours. Tandis qu'il trottine à ses malades, elle reste à ravauder des chaussettes. Et on s'ennuie ! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les soirs ! Pauvre petite femme ! Ça bâille après l'amour, comme une carpe après l'eau sur une table de cuisine. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j'en suis sûr ! ce serait tendre ! charmant !... Oui, mais comment s'en débarrasser ensuite ?
Alors les encombrements du plaisir, entrevus en perspective, le firent, par contraste, songer à sa maîtresse. C'était une comédienne de Rouen, qu'il entretenait ; et, quand il se fut arrêté sur cette image, dont il avait, en souvenir même, des rassasiements :
— Ah ! madame Bovary, pensa-t-il, est bien plus jolie qu'elle, plus fraîche surtout. Virginie, décidément, commence à devenir trop grosse. Elle est si fastidieuse avec ses joies. Et, d'ailleurs, quelle manie de salicoques !
La campagne était déserte, et Rodolphe n'entendait autour de lui que le battement régulier des herbes qui fouettaient sa chaussure, avec le cri des grillons tapis au loin sous les avoines ; il revoyait Emma dans la salle, habillée comme il l'avait vue, et il la déshabillait.
— Oh ! je l'aurai ! s'écria-t-il en écrasant, d'un coup de bâton, une motte de terre devant lui.
Et aussitôt il examina la partie politique de l'entreprise. Il se demandait :
— Où se rencontrer ? par quel moyen ? On aura continuellement le marmot sur les épaules, et la bonne, les voisins, le mari, toute sorte de tracasseries considérables. Ah bah ! dit-il, on y perd trop de temps !
Puis il recommença :
— C'est qu'elle a des yeux qui vous entrent au coeur comme des vrilles. Et ce teint pâle !... Moi, qui adore les femmes pâles !
Au haut de la côte d'Argueil, sa résolution était prise.
— Il n'y a plus qu'à chercher les occasions. Eh bien, j'y passerai quelquefois, je leur enverrai du gibier, de la volaille ; je me ferai saigner, s'il le faut ; nous deviendrons amis, je les inviterai chez moi... Ah ! parbleu ! ajouta-t-il, voilà les Comices bientôt ; elle y sera, je la verrai. Nous commencerons, et hardiment, car c'est le plus sûr.

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