01 novembre 2013

Frappez fort #3


H. CRAIG HANNA
Femme couchée, Lavis, fusain, acrylique et Pastel Gras, 50x60 cm, 2011

Cela commençait calmement ; les choses se présentaient bien. Rares étaient les matins où déjà pointait le tumulte. En règle générale c'était la tombée du jour qui appelait la folie. Cela remontait à quelques mois, un année en somme. Un phénomène récent. La nuit ramenait les peurs à la surface. Jadis Kelly réussissait à les combattre ; aujourd'hui elle se hérissait, courbait le dos puis rentrait les griffes, pétrifiée par ses propres pensées négatives.
Marc, passé l'énervement, s'était arrondit et plié au nouveau style de vie de sa femme. Sans y avoir pris goût il avait appris à vivre au gré des paniques nocturnes kellysiennes. Il ignorait leurs raisons et ne les cherchait plus. Afin de se tenir à distance et mieux se protéger il préférait les déferlantes de mépris ou la condescendance hurlée. Plus jeune, il l'avait aimée pour son allant et sa force d'aller conquérir la vie. Et puis elle portait tellement le charme à fleur de peau.
Maintenant, il aimait son petit visage.

Passée la passion, il restait la tendresse. Le couple subissait les évolutions, il y avait tant d'autres sujets.
À tort ou à raison, l'un et l'autre étaient aspiré par "le job". C'était l'âge, l'âge de la défonce. Il fallait y aller et l'entailler le sol avec ses petites dents de chien. Les anciens avaient l'air de dire qu'on se rattrapait plus loin, de la vie, de la famille et de tout. Cependant le matin ce n'était plus eux qui claquaient la porte sur le visage du petit, littéralement inondé aux bras de la nourrice.
La machine était lancée, on devait éviter les questions.
"Autres voies possibles ?"
Rapide examen de conscience/artificiel réconfort.

Depuis le départ Kelly considérait la vie comme un canevas ; l'enjeu y était une parfaite maîtrise du tissage. Mais remplit au forceps selon des motifs d'une extrême exigence, la toile étouffait par les fils de tous ses orifices.
Marc avait classé ses rêves sans le moindre sacrifice tirant meilleur bénéfice d'une situation professionnelle ascensionnelle. Au fond il avait fait un choix et l'assumait parfaitement. Les dérangements d'une semaine dépassant largement les cinquante heures se noyaient comme passe la pilule.
Kelly n'allait jamais convaincue : au fond de l'escarpin se logeait toujours un minuscule silex piquant le cuir du pied, invisible minéral/cadence claudiquante.

Fin janvier, les tâches se densifiaient à la "boîte". Sur le secteur "Europe de l'Est" tout était à consolider. Les semaines à l'étranger s'annonçaient. Merchandise manager. C'était le boulot. Départ immédiat pour valise-avions-hôtels-humains.
Le vendredi les roulettes revenaient sur le parquet et maman sur les rotules. C'était dans ces circonstances qu'on devait pourtant profiter de tout : samedi/dimanche ; l'enfant et le mari. Vite quitter le premier costume et enfiler l'autre, 100% hypercontrôle. Tissu "tout sourire, trame humeur de rêve en couleur dynamisme"; qualité irréprochable qui "ne bouge pas au lavage".
Pas de latence. Les mailles s'enchaînaient complétant la grille, dessus, dessous, tirer le fil.
Le temps se divisait injustement : la portion congrue revenait aux êtres aimés et le week end finissait toujours plus entamé par l'impact dépressiogène des jours le précédant.

Ce que l'hiver pouvait être long. Long et froid. Froid et gris. Et triste.
Lorsqu'elle se retrouvait seule, entre deux espaces géographiques à marcher dans le décor urbain, elle ressentait une immense tristesse remonter du tréfonds. Parfois et sans nulle raison lui montait les larmes à fleur d'yeux. Autant que possible elle marchait pour sentir cette connexion à la terre. Ses semelles fines lui laissait passer de délicates sensations ; il y avait les grandes foulées dans l'herbe, les brindilles et les petits cailloux. C'était encore ce qui lui restait de vie et dans ces ballades où elle oubliait les bagages qu'elle tirait mécaniquement, son esprit repassait sempiternellement le fil de sa pauvre existence. Bien sûr elle réalisait combien il semblerait aux autres que ses plaintes puissent être illégitimes, voire celles d'une grande enfant gâtée. On lui avait déjà sorti le "coup de la cage dorée" dont elle seule avait la clé... Comme les Autres manquent d'empathie pensa t-elle bien fort.
Arrivée à la Gare un peu en retard sur l'heure de départ, Kelly pressa son pas. Écran de signalisation/quai/fracas/coup de sifflet. PLEURS.
Kelly pour la première fois de sa vie venait de râter son train et le monde basculait Dieu sait où. Trente minutes incontrôlables. Puis de longues autres légèrement mieux maîtrisées. Les appels d'urgence, puis le retour à la maison.

Incapable ?
L'appartement était vide. Jour de crèche pour le bébé.
Les amis avaient franchement mal diagnostiqué le problème qui n'était pas une cage mais un vase. Un vase dont cette histoire de train était l'ultime goutte qui le fait déborder. C'était quand même "incroyable d'échouer à ce point" : d'être mauvaise épouse, mère (la question commençait à se poser), inapte en logistique des transports bref, nulle à tout.

Le dragon des pensées noires vint la chasser de jour et l'absence de Marc la laissa seule sans son Siegfried. Rongée par l'angoisse et ses propres peurs elle se lança dans une macabre danse, allait et venait d'une pièce à l'autre chercher tissu, papier, crayon ou comprimés. Elle préparait sa mort et la mise en scène du corps. Organisée quoiqu'elle dise, elle pensait sur un carnet à toutes les tâches et les numérotait dans l'ordre pour ne rien oublier et éviter les désagréments sordides. "Se coiffer+ se maquiller un peu"/"Préparer linges en cas de sang". Mais de sang il n'y en aurait pas. La mort se ferait par absorption d'une dose déraisonnable d'aspirine. Elle mit de l'ordre dans ses papiers et dans sa penderie éliminant les tenues déjà mortes, puis se dirigea vers la salle de bain. À grand bruit elle remplit la baignoire, ni trop peu, ni au point de s'y baigner tout entière, puis, elle pris un papier et un crayon et inscrit : "Fais attention avec le Petit je suis MORTE". Elle plia en deux le papier, le scotcha sur la porte d'entrée et procéda. Capable.