01 septembre 2012

Frappée fort #2

Bulle comptait beaucoup de désordres dans sa tête mais son intérieur était tracé au cordeau. L'appartement était grand et parfaitement rangé. Dedans, elle vivait seule. Autrefois elle avait vécu avec Neil, mais Neil avait choisi l'adultère pour rentrer aux États-Unis et briser le couple. Au fur et à mesure, elle avait pris le temps d'agencer avec soin chaque pièce et décoré avec goût son décor parisien. Toute chose avait une place ; la place de chaque chose avait été longuement discutée. Elle, pourtant à l'origine du tout, peinait à s'inclure dans la scénographie, s'estimant superflue dans un cocoon absolument parfait. Cet appartement un peu trop dépoussiéré pour certains lui avait valu l'étiquette de fille totalement maniaque et snobinarde. Le verdict établit, elle se demandait par où elle péchait, si l'ordre, le soin et le plaisir d'être un peu esthète constituait un réel vice de forme. 
Les bandes de crêpe ne faisaient pas partie du design intérieur. Bulle s'échinait à cacher ces maudits rouleaux qui envahissaient les placards. Il était inimaginable de les voir traîner ici ou là c'est pourquoi elle passait et repassait méthodiquement d'une pièce à l'autre pour s'assurer que "tout allait bien". Le scénario se répétait plusieurs fois par jour : net, carré, rien qui dépasse.
Des coups dans la chair ; depuis toujours ? On ne sait  pas trop. Des bleus partout, tout le temps, épars. "C'est pas grave. Ça peut pas être grave". Elle se le répète ; souvent. Depuis plusieurs mois qui font des années, Bulle a de plus en plus d'hématomes qui lui maculent les jambes, piquètent les hanches et les coudes. Bulle va trop vite, Bulle se cogne et déchire sa peau. Bleu. Violet. Jaune. Vert. Le sang qui coule sous la peau a les couleurs de l'arc en ciel. 
Limiter la casse. Il était exclu de sacrifier au décor de l'appartement, d'apposer des coins et de recouvrir les meubles de papier bulle, alors Bulle choisit pour solution de rembourrer sa chair. Cela devenait urgent. Elle pris sa décision en observant son corps nu dans le grand miroir. Les jambes comme à l'habitude étaient violacées sur toute la longueur ; le plus spectaculaire était cependant l'arrière des cuisses qui portaient en trace de sang, le transfert de l'assise du rockin'chair Thonet. Elle y siégeait une heure ou deux le soir pour feuilleter ses dossiers du lendemain. Sur la peau claire, s'imprimait tout doucement le motif du cannage en petits pinçons de sang. 
Bulle entama sa momification. Les membres touchés disparaissaient sous le crêpe. Le cérémonial du bandelettage reposait sur l'hygiène et la méthode : elle lavait soigneusement ses mains, saisissait la bande, la plaçait délicatement pour dérouler lentement la pelote. Après une jambe c'était l'autre, puis le bras et ainsi de suite. Bulle admettait que les choses avaient déraillé. Les pansements étaient salvateurs, la mise en scène devenait une obsession. 
Mascarade. Jusque là elle s'en sortait. Elle avait développé une sorte de sixième sens, purement animal afin de masquer la somme de ses complexes et survivre. Chez elle, les bandages étaient cachés dans les placards ; sur elle, ils étaient dissimulés sous des vêtements stratégiques recherchés. De cette contrainte était d'ailleurs né un style, volé à Diane Keaton. Elle avait réglé la question des essayages en fouinant dans les friperies : pas de vendeuses, pas de cabines. Les habits de seconde main n'étaient qu'un autre aspect de l'une de ses obsessions tenaces : tout chiner. Elle pointait exhaustivement les dates des vide-greniers alentours et fluotait avec frénésie les cases sur le calendrier. Les déambulations d'un stand à l'autre était toujours pour elle l'occasion de dénicher un objet, au mieux un meuble pour son intérieur qu'elle rendait ainsi toujours plus unique, jamais ikeaisé. Elle choisissait les pièces avec son coeur, ignorant le prix au risque de l'arnaque. La chaise de style Adam, la coupe en bronze d'Albert Marionnet coûtaient une petite fortune mais jamais autant que le plaisir de les posséder. 
L'homme au chapeau. Il lui avait transmis cette manie de fureter son père. Il était plus ou moins brocanteur ; cela dépendait des circonstances et surtout du besoin en liquidité qui le pressait. Marginal, il était sur le fil de l'insertion sociale. À diverses reprises il avait manqué d'aller en prison, suite à de petites frappes minables qui lui avaient valu de perdre sa compagne, la mère de Bulle. Passé la séparation, la mère et les autorités de la protection infantile avaient décidé que l'enfant ne reverrait plus le père. Bulle n'avait pas posé de question. Elle gardait des contacts homéopathiques avec la mère et s'était faite à l'idée qu'elle n'avait pas de père. Elle avait cependant conservé une photo, volée. Il était beau ce père avec son chapeau. 
Chiner. En septembre, il ne fallait pas manquer la grande braderie de Lille. Elle écuma en vitesse son carnet de contact et arrêta son index sur Fabrice. Fabrice était parfait. Elle composa son numéro de téléphone et en un tourne main, rendez-vous était pris pour le week end suivant. La ville ressemblait à une ruche. Bulle et Fabrice butinait méthodiquement les étals, sans oublier le moindre bibelot. Leurs poches se gonflaient de babioles diverses et le moral de chacun se relançait à chaque acquisition. 
Flash Flipper. Fabrice s'arrêta net devant une série de vieux flippers. Rebelle un temps, il avait eu sa période bar et blouson noir. Les pinball, il en connaissait un rayon. Le vendeur ne plaisantait pas avec la marchandise. Jungle Queen. Un flipper beau à pleurer comme s'il avait fait un bond des années 70 à aujourd'hui. Fabrice s'approcha d'un peu plus près. Le vendeur engagea la conversation pour présenter le Gottlieb, au cas ou, et autorisa à toucher l'appareil. Fabrice se fit prier une seconde fois puis posa d'abord les mains sur la glace avant de les faire glisser de part et d'autre du coffre pour trouver les boutons. La table était hypnotique : les éléphants, les félins, la chevelure aux volutes psychédéliques, tout participait au rêve américain auquel Fabrice n'échappait pas. Bulle se rapprocha pour savourer avec lui le plaisir de remettre à la surface les vieux souvenirs. Les rais du soleil éclairaient durement la table. Les rampes et les cibles étincelaient comme si le flipper était sous tension. L'homme au chapeau leur tendit la main et l'ouvrit dans le même geste : deux boules métalliques y étaient logées. Fabrice saisit l'une d'elles et l'engagea dans le lanceur, juste pour voir. Bulle regardait. Le métal bien lisse roulait, s'aimantait avec rebonds sur les bumpers ; la balle allait et venait au gré des coups plus ou moins violents des flippers. Cela mettait plusieurs tours de suite avant qu'elle ne retombe dans un léger fracas. Il fallait toujours suivre la bille des yeux. À la longue c'était étourdissant. À chaque choc, Bulle repliait son intérieur : elle fronçait légèrement les yeux, serrait ses boyaux si toutefois c'est possible et cessait de respirer. L'homme au chapeau la remarqua et s'approcha d'elle comme pour la soutenir. Bulle sans mot marqua un geste de rejet et saisit Fabrice par le bras. Il y avait urgence.
Viol à main armée. Rentrée chez elle, Bulle n'arrivait pas à enterrer le souvenir de cet homme, de ce stand crasseux et de ce flipper. Elle fit bouillir de l'eau qu'elle passa sur un filtre garni de grandes feuilles noires. Elle laissait toujours la théière ouverte afin de contempler oisivement les volutes fumantes, toutes rondes, toutes plates et horizontales qui s'échappaient vers le haut. Elle porta deux coups secs du bout de l'index sur le verre arrondi de l'aquarium. Le poisson vira de bord et fit un tour. Le verre isolait l'animal : "un bleu sur du rouge ça fait quelle couleur ?". Bulle bu son thé et se recroquevilla dans le fauteuil Jacobsen corail. Elle aimait s'endormir dans cette coquille de feutrine, enroulée sur elle même et cachée. Ce n'était qu'une illusion, mais ainsi, elle se sentait poisson, hors d'atteinte tandis que déroulée elle se sentait exposée à tout. Allégée de quelques idées noires, elle pointa un pied et la jambe suivit. En se déroulant elle délogea un petit papier cartonné coincé sous l'assise. Bulle se pencha afin de saisir la photographie sur le parquet. Le père. Dans ses rêves elle enterrait le corps ; dans les cauchemars, le chapeau finissait toujours par ressortir. Elle tapait fort dessus, mais le Fedora de feutre noir dépassait toujours. Bulle rangeait les dossiers plutôt qu'elle ne les ouvrait. Elle avait placé tout au fond celui du père. Il fallait bien se protéger le coeur. Ça frappait fort dedans. L'homme au chapeau, à Lille ou ailleurs serait toujours là. Dans la tête. Ad vitam les réminiscences de la corde ad vitam celle du couteau entre les dents pour ne pas bouger. Il avait fallu des années et des kilomètres de tissus pour oublier les mains du bourreau. Le faux mort revenait vivant et malgré les couches, il arrivait encore à heurter Bulle au plus profond. 
Peau neuve. Bulle pianota sur le verre du téléphone. Le commerçant en bas livrerait volontiers deux bouteilles de Macallan 12 et rentabilisait sa soirée. Dix minutes plus tard, un jeune homme au teint méditerranéen sonnait. Elle saisi le sac de papier épais et paya la note. L'épicier soignait les commandes et livrait les marchandises comme on porte un bouquet. Bulle appréciait cette attention. Ce soir, les bouteilles arrivaient bien calées, enroulées l'une et l'autre dans une grande feuille souple de polyéthylène. Elle dénoua les gazes de son corps, comme chaque soir mais ne les replia pas pour le lendemain. Son corps d'un strict point de vu dermatologique était parfait. La peau était claire, guérie de tout. Elle déambula avec prudence dans l'appartement et revint s'assoir au creux du fauteuil rouge un verre à la main. Les glaçons tintaient sur le cristal et la chaleur de l'alcool les faisait craquer. Cela faisait un bruit miniature, indescriptible et réjouissant. Bulle n'avait pas forcément le goût des short drinks mais elle appréciait la sensation cotonneuse qui découlait de leur absorption. Elle ingurgita vulgairement plusieurs lampées de whisky pour oublier. Oublier tout et rien, elle ne savait plus trop. La sonnerie du téléphone. Trop tard ; trop loin pour décrocher. Ébriété avancée. D'abominables souvenirs qu'elle ne raccordait pas les uns aux autres lui revenaient en flash back. Elle avait beau courir pour rattraper le fil de son cerveau, sitôt qu'une image apparaissait  elle l'oubliait instantanément au profit d'une nouvelle tout aussi fugace. La soirée avançait, les bouteilles se vidaient. Bulle s'effondra sur le sol. Allongée sur le dos, elle berçait son corps qui tanguait mécaniquement d'un flanc à l'autre. C'est la tête qui impulsait le mouvement. Alors dans un éclat de rire ivrogne, elle se mit à rouler entière sur le sol. Lavée des tabous elle devenait à nouveau petite enfant et roulait sur la pente, grand foetus. Les jambes s'enchevêtrait dans les franges du tapis, elle bousculait le guéridon et s'entortilla enfin dans l'emballage précautionneux de l'épicier. 
À mi chemin entre le coma et l'asphyxie, Bulle partait plus protégée que jamais, le visage filmé de plastique bulle. Ad vitam