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16 juillet 2015

Maudit sois-tu carilloneur



Elle était originale cette demeure. Sise en la paisible commune de Fontenay-aux-roses elle avait appartenu jadis à un riche industriel ayant fait fortune malgré la crise dans la métallurgie. On devait se situer au milieu des années trente.
Il y avait cette toiture digne d'une chaumière de sorcier ; ses petits chiens assis, sa loggia triangulaire du deuxième. Le tout ressemblait à l’œuvre d'un architecte libre de toute créativité sans déroger aux goûts de l'époque.
Un damier de briques rouges et blanches décorait harmonieusement la façade du premier étage ; presque de plain pied se tenait la terrasse, vaste et carrelée de cassons noirs et terre de Sienne. Devant, s'étendait le parc agréablement végété d'if alignés, de cèdres et de chênes. Seule une vilaine plaque d'égout dénaturait les confins de ce parfait jardin. Une gloriette abandonnée rappelait celle des amoureux de Peynet, en plus sombre et envahie par les lianes. Six cheminées de briques travaillées élançait la bâtisse qui prenait ainsi des airs de petit château francilien.
L'intérieur non moins modeste avait conservé l'esprit "trente" avec sa rotonde, ses vitraux martelés sa fontaine à trois bassins et ses ferronneries Art Déco.
Il était facile d'imaginer dans cet environnement une vie heureuse et douce, une famille vivant heureusement et de nombreux enfants.
L'histoire de la maison de la rue des moulins restait opaque. Rien n'avait perlé, ni dans les livres, et rien n'était arrivé jusqu'à Internet. Dans les années 50 le logis s'était transformé en clinique psychiatrique voilà tout. Les "fous" avaient aussi droit à un peu de beauté (qu'ils ne considéraient pas toujours).
Je faisais partie des locataires. A l'inverse de beaucoup je frétillais à l'idée de laisser glisser ma main sur la rambarde en fer forgé de l'escalier Art Déco. L'eau ne coulait plus dans la petite fontaine en granito mais il était déjà réjouissant de la sentir ici.
Cet été là était très chaud. Les météorologues annonçaient la canicule et les thermomètres montaient dès la mi journée jusqu'à trente sept degrés Celsius. Un temps à rendre fou.
La pelouse avait déjà brulé depuis longtemps, les stores restaient baissés. Nous restions confinés dans cet espèce de familistère, libres et surveillés à la fois : un comprimé le matin, un autre le midi et les doses finales entre dix-sept heures et vingt et une heure le soir.
"Bonjour Irène". ; "bonjour, tu vas bien ? bien dormi ? allez, bon appétit !".
Il y avait aussi les choses moins plaisantes comme "Monsieur chambre deux cent deux", vieillard famélique planté vingt quatre heures sur vingt quatre devant le poste de soins sans en attendre rien, la couche pleine.
Il y avait Bruno et son physique "Denis Lavant", c'était lui le matin qui lapait son café tandis que tous nous baissions les yeux. Il fumait la pipe ; moment de répit. La bouche pleine les paroles inaudibles et dégueulées n' en sortaient plus. Pauvre diable.
Tous semblaient à l'abri d'un coup de folie. Les médecins veillaient dur. Le jour du quatorze juillet nous avons tous bénéficié d'un spectacle sublime. Nous sommes tous redevenus (ou restés) des enfants devant ces feux follets.
Martha, sourde et muette applaudissait, émerveillée ; Bruno dansait en volutes barbare et moi je pensais à mon fils mort deux ans plus tôt.  Est-ce qu'il les voyait lui aussi les lumières ? Ce soir là je l'ai cru et j'ai pleuré.
Le temps passait et j'oubliais son petit visage. Celui figé sur les photographies n'inspirait pas la vie et sa voix ne disait plus "Maman ? j'ai un secret à te dire, mais à l'oreille". Il fallait renoncer aux pourquoi et à chercher des explications. Cold facts comme disent les anglais. On devait s'y tenir.
La fenêtre de ma chambre donnait sur le parc. C'est là que les familles se rencontraient. Souvent des petits enfants venaient saluer leurs aïeux dans un regain de devoir moral les parents les y emmenaient. Un petit garçon était venu avec sa trottinette ils roulait gaiement dans les allées. "Maman ? Maman?" qu'il disait je m'en souviens et à chaque fois je me levais d'un bon de mon lit persuadée qu'il s'agissait du mien, de mon petit. Je collais l’œil à la vitre et passait mon oreille au travers de la minuscule embrasure. Dix centimètres : impossible de se défenestrer.
Le quinze au matin rien n'avait changé du climat. À huit heures trente nous avons pris notre petit déjeuner en salle commune comme à l'habitude. "Tout le monde a été servi ?" qu'elle demandait l'aide soignante. Oui.
Pourtant il était manifeste que deux personnes manquaient à l'appel : Irène, soixante quinze ans, mémée type tout à l'ancienne et Sébastien, trentenaire à l’œil hagard dont la manie était se s'habiller alternativement en costume ou en tenue de sport tout au long de la journée. Après un long quart d'heure Annabella qui gérait la salle à manger faisait le constat des absents. Toute la clinique, employés comme malades se mirent en quête des deux déserteurs. Chambres vides. Parc désert.
Puis à dix-huit heures le gros Lulu remarqua que la plaque d'égout avait été manipulée, qu'elle n'était plus tout à fait à sa place.
Un appel général fut lancé, le gros Lulu muni d'une lourde gaffe réussi à relever le cercle de fonte sécurisant le regard du conduit. À la stupéfaction de tous le corps nu d'Irène avait été jeté comme un sac au fond du puit. Sa peau tuméfiée se mêlait de terre crasse. Plusieurs patients s'effondrairent plein de miséricorde. D'autres ballottait leurs mains en signe de croix et moi lâchement je quittais la scène dans l'unique soucis de protéger mon cerveau déjà entamé.
La police et les pompiers débarquèrent dans de brefs délais et mirent en place les "protocoles" ; leur routine à eux.
Ce n'est que bien plus tard encore de Sébastien fut découvert pendu sous la gloriette. Il portait son beau costume noir et les souliers vernis qui claquait le travertin. Un jour de permission il lui avait été facile de trouver la corde puis de la cacher aux infirmiers.
Sébastien et ses allures de grand gosse. Son geste n'était pas honorable mais il avait sans doute jugé qu'en massacrant la vieille il réunissait un coup, qu'il deviendrait Lui, existerait enfin quitte à être assassin. Il tenait la clé enfin, celle qui le libérait de cette clinique carcérale. On ne lui donnait pas le droit d'en sortir alors il se révoltait de tout faisait glisser la corde, vérifiait le noeud. L'échalas valsait encore quand on le trouva. Ses va et vient faisant tinter la clochette d'une gloriette qui bientôt allait être détruite.

14 juillet 2015

Rien ne bouge


Marco regardait le visage de Lucille. Elle et lui des illégitimes ces gens qui s'embrassent sur les bancs dans les parcs, dans la rue sur les trottoirs ; ces couples qui ont la cinquantaine, l'âge où on ne s'empoigne plus à pleine bouche aux yeux de tous.
Illégaux. Amants. Adultères.
Derrière ces mots assez passables il y avait néanmoins des sentiments, peut-être même de l'amour.

Marco était de ces hommes forts et puissants, intrigant fonctionnaire. Haut fonctionnaire. De ceux la même qu'on nomme les huiles.
Naturellement impeccable sous tout rapport, somptuaire et moral ; facile en discution.
Fabriqué à l'école des fonctionnaires, n'en reniant rien ; faisant juste quelques critiques utiles, disons celles convenues par tous. Utiles pour se rendre sociable. Marco travaillait pour le ministère de l'Éducation Nationale, une place dans un beau cabinet. Bon élève il était monté comme on dit banalement dans l'ascenseur social et ne c'était pas trompé d'étage. Il en vénérait de fait le système et s'adonnait tout entier à son métier.

Catherine.
Catherine était son épouse au sens officiel de la chose car une épouse doit devenir une mère ; suffisait d'en référer au livret de famille. Catherine servait elle aussi mais à un échelon bien inférieur l'Education Nationale. Elle occupait un poste dans un lycée professionnel. Elle enseignait les lettres et l'histoire-géographie. Marco et elle partageait la même passion surtout pour la géo.
Catherine était génétiquement privée de l'aisance de son mari : Marco parlait, Catherine répétait, approuvait avec certitude.
La vie allait ainsi.

L'un et l'autre étaient littéralement dénués de sex appeal. Lui, grand mais dégarni, laissant filtrer son stress à coup de petites plaintes stridentes à peine retenues. Et puis il y avait cet index qu'il triturait par alternance entre ses incisives.
Elle portait des tenues sportswear de bon rapport qualité-prix - certaines marques ont fait beaucoup de mal au corps professoral. Sa peau de blonde manquait cruellement d'hydratation autant que sa teinture blond clair uniforme manquait de retouches aux racines. Et fallait- il parler des dents ?

De l'argent il y en avait. Bien assez en tout cas pour les voyages au bout du monde de Bali à Vancouver. Leur demeure, une maison de maître cossue qui se situait dans le Nord de la France.
La vie allait ainsi.
Et pourtant elle n'allait pas. La preuve en était Lucille, cette inspectrice académique un peu vieille fille qui avait su détourner Marco du regard de Catherine et l'attraper malgré ses airs de godiche par le sexe.
Lucille s'était la vie en cachette, les promenades à Paris, le pont des Arts et toutes ces cochonneries dans les hôtels juste convenables du quartier latin.
Marco s'envoyait en l'air ; Lucille s'envoyait en l'air et tous les deux s'envoyaient bien loin d'un quotidien très quotidien. Le plaisir, la liberté (fausse) gouvernait cette idylle. Est-ce que c'était plus ou moins que cela ?
Ils découvraient ensemble la capitale, les déjeuners au Procope, le passage de la rue Dauphiné et tout ce que Paris réserve aux amoureux. Catherine, le Nord c'étaient loin.

Aux yeux de Marco tout était logique. Il s'octroyait dans le plaisir sa petite vengeance. Après tout la déliquescente Catherine ne lui avait pas donné ses petits  ; à l'occidentale il la repudiait.

La géographie avait ses limites : croquis, couleurs, flèches, composition coeff trois et puis quoi encore ? Le dernier modèle de Saskia sur les villes globales ? La géographie ça donne faim. On s'ennuie tellement. Marco lui il voulait tout engloutir : de la bouche de Lucille à son derrière plutôt bien fait, il en bavait pour venir à bout de cette péppée enfoulardée.

Et elle Lucille ?
Comment pouvait on tomber sous le charme de cet homme, Marco, sinon parce qu'il incarnait la puissance ? Elle mangeait le pain noir, qui n'était d'ailleurs pas dégoûtant.
Tout le monde utilisait tout le monde -ou presque.
Marco utilisait Lucille qui lui asticotait bien les parties fines. Elle en tirerait bien bénéfice quand son N+1 giclerait.
Catherine semblait en reste mais c'était au fond elle qui cachait le mieux son jeu. Passive elle n'en restait pas moins voyeuse. Dans sa salle de classe ultra testéronée elle se réjouissait de tous ces pénis dirigés involontairement vers elle. Ils avaient de beaux sexes, jeunes, fermes, bien faits. Elle aimait le grand Kurde, ses yeux vert d'eau et ses rêves de football. Certains s'éternisaient un peu pernicieusement à son bureau après la sonnerie. Elle les aimaient ses petits tout en sachant que ces nuées masculines autour d'elle ne cherchaient qu'un mot doux sur un bulletin.

Tous trois avaient leurs plaisirs et leurs vices ; et cela ne changeait rien à rien. Tout le monde savait tout et rien n'était troublé pour autant. Ceux qui avaient croisé Marco et Lucille main dans la main avaient gardé le silence. Chacun avait son point de vue du plus au moins tolérant mais le plus important c'est que rien ne changeait rien. Marco est resté avec Catherine. Marco fréquente peut-être encore Lucille, en tout cas elle a été promue.

03 janvier 2014

Inukshuk (work in progress)


Photographie Nathalie Gouet
d'après Muriel Poteries.

Le « scandale » avait fini d’achever sa réputation d’homme étrange. Amaruq était beau, devait avoir dans les trente ans, était silencieux, calme. Anoki, sa femme goûtait cycliquement les senteurs des autres, butinant les nouveaux corps quand changent les  saisons. Dans la tribu, il était difficile de l’ignorer. La dernière orgie avait cependant plus profondément impressionné le derme et Anoki avait fugué suivant l’ogre, laissant Amaruq comme un veuf. Veuf dont tous avaient pitié.
Hiver dans le grand nord américain. Froid et glace ; et rien. L’ennui. En quarantaine des autres un peu de son fait, beaucoup par leur pudeur, Amaruq resta d’abord longtemps cloîtré chez lui, perdu en sa propre demeure. Rester sur place. Mon fantôme flottant se reconnectera avec moi-même. En vérité, le calvaire psychique subit par le cerveau ne cessa point et Amaruq lorsque les jours commencèrent petit à petit à rallonger finit par sortir par la grande porte sa canne à pêche, son seau et sa longue perceuse à la main. Les villageois étaient rassurés à l’idée de le voir reprendre une vie, aussi dénue de lien social fut-elle. Amaruq souriait intérieurement. L’attirail fonctionnait bien. Il ne pêcherait aucun poisson. Il aimait simplement marcher sur la banquise, partir loin, loin, au delà des inukshuks*, là où il n’y a plus rien, que le blanc et le silence. Alors, au confins du monde, il y a une place qu’Amaruq a faite sienne. Il y pose son seau qu’il retourne en guise de tabouret, perce la glace pour atteindre l’océan glacial et à travers la lucarne regarde…  
L’autre côté du miroir. Les poissons passent à toute vitesse dans le noir, brillants en robe gorge de pigeon. Certains montaient plus en haut pour saluer le monde d’un gros œil visqueux. Et puis il y avait celui-là qui revenait toutes les fois, plus argenté et dont les écailles s’ajustaient en nuances pour dessiner une tête de mort. Il ondoyait selon une danse macabre et Amaruq pris de mélancolie reconnaissait à travers lui Anoki, allongée dans les flots ou le dos cambré dans le remous. C'était étrange comme toutes les fois ils venaient se saluer l'un et l'autre, le poisson et l'homme ; l'homme et la femme ? 
Le grand blanc. Passés les premiers jours, cela faisait maintenant des mois qu'Amaruq revenait les mains vides. Pourquoi ce vide ? Sur un simple soupçon, un matin, trois gaillards filèrent Amaruq comme l'auraient fait des gars de la police. Ils furent surpris de voir combien le veuf repoussait les limites de la marche et qu'il sortait même du territoire administratif légal. Deux heures plus tard, ils le virent se pencher et regarder. Il donnait l'impression de chercher quelque chose sous la glace, mais à cette distance il fallait surtout reconnaitre qu'on n'interprétait pas grand chose à la scène. Puis Amaruq se releva et repris la route jusqu'à croiser un inukshuk étrange que les trois garçons n'avaient jamais vu. Là, il avait manifestement atteint son but. Il posa sa cane à pêche, la perceuse et le seau, puis se prosterna face au géant. Pour les espions, qui avaient le souffle coupé sans avoir compris grand chose, il était temps de rentrer.






*Empilement de pierres géométriques qui forment un géant et qui a pour but d'indiquer le chemin dans la banquise. 

01 novembre 2013

Frappez fort #3


H. CRAIG HANNA
Femme couchée, Lavis, fusain, acrylique et Pastel Gras, 50x60 cm, 2011

Cela commençait calmement ; les choses se présentaient bien. Rares étaient les matins où déjà pointait le tumulte. En règle générale c'était la tombée du jour qui appelait la folie. Cela remontait à quelques mois, un année en somme. Un phénomène récent. La nuit ramenait les peurs à la surface. Jadis Kelly réussissait à les combattre ; aujourd'hui elle se hérissait, courbait le dos puis rentrait les griffes, pétrifiée par ses propres pensées négatives.
Marc, passé l'énervement, s'était arrondit et plié au nouveau style de vie de sa femme. Sans y avoir pris goût il avait appris à vivre au gré des paniques nocturnes kellysiennes. Il ignorait leurs raisons et ne les cherchait plus. Afin de se tenir à distance et mieux se protéger il préférait les déferlantes de mépris ou la condescendance hurlée. Plus jeune, il l'avait aimée pour son allant et sa force d'aller conquérir la vie. Et puis elle portait tellement le charme à fleur de peau.
Maintenant, il aimait son petit visage.

Passée la passion, il restait la tendresse. Le couple subissait les évolutions, il y avait tant d'autres sujets.
À tort ou à raison, l'un et l'autre étaient aspiré par "le job". C'était l'âge, l'âge de la défonce. Il fallait y aller et l'entailler le sol avec ses petites dents de chien. Les anciens avaient l'air de dire qu'on se rattrapait plus loin, de la vie, de la famille et de tout. Cependant le matin ce n'était plus eux qui claquaient la porte sur le visage du petit, littéralement inondé aux bras de la nourrice.
La machine était lancée, on devait éviter les questions.
"Autres voies possibles ?"
Rapide examen de conscience/artificiel réconfort.

Depuis le départ Kelly considérait la vie comme un canevas ; l'enjeu y était une parfaite maîtrise du tissage. Mais remplit au forceps selon des motifs d'une extrême exigence, la toile étouffait par les fils de tous ses orifices.
Marc avait classé ses rêves sans le moindre sacrifice tirant meilleur bénéfice d'une situation professionnelle ascensionnelle. Au fond il avait fait un choix et l'assumait parfaitement. Les dérangements d'une semaine dépassant largement les cinquante heures se noyaient comme passe la pilule.
Kelly n'allait jamais convaincue : au fond de l'escarpin se logeait toujours un minuscule silex piquant le cuir du pied, invisible minéral/cadence claudiquante.

Fin janvier, les tâches se densifiaient à la "boîte". Sur le secteur "Europe de l'Est" tout était à consolider. Les semaines à l'étranger s'annonçaient. Merchandise manager. C'était le boulot. Départ immédiat pour valise-avions-hôtels-humains.
Le vendredi les roulettes revenaient sur le parquet et maman sur les rotules. C'était dans ces circonstances qu'on devait pourtant profiter de tout : samedi/dimanche ; l'enfant et le mari. Vite quitter le premier costume et enfiler l'autre, 100% hypercontrôle. Tissu "tout sourire, trame humeur de rêve en couleur dynamisme"; qualité irréprochable qui "ne bouge pas au lavage".
Pas de latence. Les mailles s'enchaînaient complétant la grille, dessus, dessous, tirer le fil.
Le temps se divisait injustement : la portion congrue revenait aux êtres aimés et le week end finissait toujours plus entamé par l'impact dépressiogène des jours le précédant.

Ce que l'hiver pouvait être long. Long et froid. Froid et gris. Et triste.
Lorsqu'elle se retrouvait seule, entre deux espaces géographiques à marcher dans le décor urbain, elle ressentait une immense tristesse remonter du tréfonds. Parfois et sans nulle raison lui montait les larmes à fleur d'yeux. Autant que possible elle marchait pour sentir cette connexion à la terre. Ses semelles fines lui laissait passer de délicates sensations ; il y avait les grandes foulées dans l'herbe, les brindilles et les petits cailloux. C'était encore ce qui lui restait de vie et dans ces ballades où elle oubliait les bagages qu'elle tirait mécaniquement, son esprit repassait sempiternellement le fil de sa pauvre existence. Bien sûr elle réalisait combien il semblerait aux autres que ses plaintes puissent être illégitimes, voire celles d'une grande enfant gâtée. On lui avait déjà sorti le "coup de la cage dorée" dont elle seule avait la clé... Comme les Autres manquent d'empathie pensa t-elle bien fort.
Arrivée à la Gare un peu en retard sur l'heure de départ, Kelly pressa son pas. Écran de signalisation/quai/fracas/coup de sifflet. PLEURS.
Kelly pour la première fois de sa vie venait de râter son train et le monde basculait Dieu sait où. Trente minutes incontrôlables. Puis de longues autres légèrement mieux maîtrisées. Les appels d'urgence, puis le retour à la maison.

Incapable ?
L'appartement était vide. Jour de crèche pour le bébé.
Les amis avaient franchement mal diagnostiqué le problème qui n'était pas une cage mais un vase. Un vase dont cette histoire de train était l'ultime goutte qui le fait déborder. C'était quand même "incroyable d'échouer à ce point" : d'être mauvaise épouse, mère (la question commençait à se poser), inapte en logistique des transports bref, nulle à tout.

Le dragon des pensées noires vint la chasser de jour et l'absence de Marc la laissa seule sans son Siegfried. Rongée par l'angoisse et ses propres peurs elle se lança dans une macabre danse, allait et venait d'une pièce à l'autre chercher tissu, papier, crayon ou comprimés. Elle préparait sa mort et la mise en scène du corps. Organisée quoiqu'elle dise, elle pensait sur un carnet à toutes les tâches et les numérotait dans l'ordre pour ne rien oublier et éviter les désagréments sordides. "Se coiffer+ se maquiller un peu"/"Préparer linges en cas de sang". Mais de sang il n'y en aurait pas. La mort se ferait par absorption d'une dose déraisonnable d'aspirine. Elle mit de l'ordre dans ses papiers et dans sa penderie éliminant les tenues déjà mortes, puis se dirigea vers la salle de bain. À grand bruit elle remplit la baignoire, ni trop peu, ni au point de s'y baigner tout entière, puis, elle pris un papier et un crayon et inscrit : "Fais attention avec le Petit je suis MORTE". Elle plia en deux le papier, le scotcha sur la porte d'entrée et procéda. Capable.

25 septembre 2013

En septembre...

Fleur de Lis - Robert Lewis Reid (1862–1929)
MOMA, New-York, 1895–1900 - Huile sur toile.
J'ai vu les flammes de l'enfer me caresser le dos. 
Parfois j'ai l'impression que je nais.
J'ai tellement peur que je n'ose le penser ni presque le dire. 
Tout est si précaire et ténu
Ici bas.  

25 avril 2013

Ne m'appelez plus jamais Brunette

Gerda Taro par Robert Capa. 
Espagne, 1936.
Tu t'appelles Brune.
Affectueusement ils t'appellent "Brunette" ;
Ils t'envoient des fleurs mais dans mes oreilles résonnent les tirs de trente sept.
Brunete, province de Madrid. Juillet.
Gerda Taro va laisser sa peau sous un char.

Brune,  à Brunete les nôtres ont pris tant de balles.

01 septembre 2012

Frappée fort #2

Bulle comptait beaucoup de désordres dans sa tête mais son intérieur était tracé au cordeau. L'appartement était grand et parfaitement rangé. Dedans, elle vivait seule. Autrefois elle avait vécu avec Neil, mais Neil avait choisi l'adultère pour rentrer aux États-Unis et briser le couple. Au fur et à mesure, elle avait pris le temps d'agencer avec soin chaque pièce et décoré avec goût son décor parisien. Toute chose avait une place ; la place de chaque chose avait été longuement discutée. Elle, pourtant à l'origine du tout, peinait à s'inclure dans la scénographie, s'estimant superflue dans un cocoon absolument parfait. Cet appartement un peu trop dépoussiéré pour certains lui avait valu l'étiquette de fille totalement maniaque et snobinarde. Le verdict établit, elle se demandait par où elle péchait, si l'ordre, le soin et le plaisir d'être un peu esthète constituait un réel vice de forme. 
Les bandes de crêpe ne faisaient pas partie du design intérieur. Bulle s'échinait à cacher ces maudits rouleaux qui envahissaient les placards. Il était inimaginable de les voir traîner ici ou là c'est pourquoi elle passait et repassait méthodiquement d'une pièce à l'autre pour s'assurer que "tout allait bien". Le scénario se répétait plusieurs fois par jour : net, carré, rien qui dépasse.
Des coups dans la chair ; depuis toujours ? On ne sait  pas trop. Des bleus partout, tout le temps, épars. "C'est pas grave. Ça peut pas être grave". Elle se le répète ; souvent. Depuis plusieurs mois qui font des années, Bulle a de plus en plus d'hématomes qui lui maculent les jambes, piquètent les hanches et les coudes. Bulle va trop vite, Bulle se cogne et déchire sa peau. Bleu. Violet. Jaune. Vert. Le sang qui coule sous la peau a les couleurs de l'arc en ciel. 
Limiter la casse. Il était exclu de sacrifier au décor de l'appartement, d'apposer des coins et de recouvrir les meubles de papier bulle, alors Bulle choisit pour solution de rembourrer sa chair. Cela devenait urgent. Elle pris sa décision en observant son corps nu dans le grand miroir. Les jambes comme à l'habitude étaient violacées sur toute la longueur ; le plus spectaculaire était cependant l'arrière des cuisses qui portaient en trace de sang, le transfert de l'assise du rockin'chair Thonet. Elle y siégeait une heure ou deux le soir pour feuilleter ses dossiers du lendemain. Sur la peau claire, s'imprimait tout doucement le motif du cannage en petits pinçons de sang. 
Bulle entama sa momification. Les membres touchés disparaissaient sous le crêpe. Le cérémonial du bandelettage reposait sur l'hygiène et la méthode : elle lavait soigneusement ses mains, saisissait la bande, la plaçait délicatement pour dérouler lentement la pelote. Après une jambe c'était l'autre, puis le bras et ainsi de suite. Bulle admettait que les choses avaient déraillé. Les pansements étaient salvateurs, la mise en scène devenait une obsession. 
Mascarade. Jusque là elle s'en sortait. Elle avait développé une sorte de sixième sens, purement animal afin de masquer la somme de ses complexes et survivre. Chez elle, les bandages étaient cachés dans les placards ; sur elle, ils étaient dissimulés sous des vêtements stratégiques recherchés. De cette contrainte était d'ailleurs né un style, volé à Diane Keaton. Elle avait réglé la question des essayages en fouinant dans les friperies : pas de vendeuses, pas de cabines. Les habits de seconde main n'étaient qu'un autre aspect de l'une de ses obsessions tenaces : tout chiner. Elle pointait exhaustivement les dates des vide-greniers alentours et fluotait avec frénésie les cases sur le calendrier. Les déambulations d'un stand à l'autre était toujours pour elle l'occasion de dénicher un objet, au mieux un meuble pour son intérieur qu'elle rendait ainsi toujours plus unique, jamais ikeaisé. Elle choisissait les pièces avec son coeur, ignorant le prix au risque de l'arnaque. La chaise de style Adam, la coupe en bronze d'Albert Marionnet coûtaient une petite fortune mais jamais autant que le plaisir de les posséder. 
L'homme au chapeau. Il lui avait transmis cette manie de fureter son père. Il était plus ou moins brocanteur ; cela dépendait des circonstances et surtout du besoin en liquidité qui le pressait. Marginal, il était sur le fil de l'insertion sociale. À diverses reprises il avait manqué d'aller en prison, suite à de petites frappes minables qui lui avaient valu de perdre sa compagne, la mère de Bulle. Passé la séparation, la mère et les autorités de la protection infantile avaient décidé que l'enfant ne reverrait plus le père. Bulle n'avait pas posé de question. Elle gardait des contacts homéopathiques avec la mère et s'était faite à l'idée qu'elle n'avait pas de père. Elle avait cependant conservé une photo, volée. Il était beau ce père avec son chapeau. 
Chiner. En septembre, il ne fallait pas manquer la grande braderie de Lille. Elle écuma en vitesse son carnet de contact et arrêta son index sur Fabrice. Fabrice était parfait. Elle composa son numéro de téléphone et en un tourne main, rendez-vous était pris pour le week end suivant. La ville ressemblait à une ruche. Bulle et Fabrice butinait méthodiquement les étals, sans oublier le moindre bibelot. Leurs poches se gonflaient de babioles diverses et le moral de chacun se relançait à chaque acquisition. 
Flash Flipper. Fabrice s'arrêta net devant une série de vieux flippers. Rebelle un temps, il avait eu sa période bar et blouson noir. Les pinball, il en connaissait un rayon. Le vendeur ne plaisantait pas avec la marchandise. Jungle Queen. Un flipper beau à pleurer comme s'il avait fait un bond des années 70 à aujourd'hui. Fabrice s'approcha d'un peu plus près. Le vendeur engagea la conversation pour présenter le Gottlieb, au cas ou, et autorisa à toucher l'appareil. Fabrice se fit prier une seconde fois puis posa d'abord les mains sur la glace avant de les faire glisser de part et d'autre du coffre pour trouver les boutons. La table était hypnotique : les éléphants, les félins, la chevelure aux volutes psychédéliques, tout participait au rêve américain auquel Fabrice n'échappait pas. Bulle se rapprocha pour savourer avec lui le plaisir de remettre à la surface les vieux souvenirs. Les rais du soleil éclairaient durement la table. Les rampes et les cibles étincelaient comme si le flipper était sous tension. L'homme au chapeau leur tendit la main et l'ouvrit dans le même geste : deux boules métalliques y étaient logées. Fabrice saisit l'une d'elles et l'engagea dans le lanceur, juste pour voir. Bulle regardait. Le métal bien lisse roulait, s'aimantait avec rebonds sur les bumpers ; la balle allait et venait au gré des coups plus ou moins violents des flippers. Cela mettait plusieurs tours de suite avant qu'elle ne retombe dans un léger fracas. Il fallait toujours suivre la bille des yeux. À la longue c'était étourdissant. À chaque choc, Bulle repliait son intérieur : elle fronçait légèrement les yeux, serrait ses boyaux si toutefois c'est possible et cessait de respirer. L'homme au chapeau la remarqua et s'approcha d'elle comme pour la soutenir. Bulle sans mot marqua un geste de rejet et saisit Fabrice par le bras. Il y avait urgence.
Viol à main armée. Rentrée chez elle, Bulle n'arrivait pas à enterrer le souvenir de cet homme, de ce stand crasseux et de ce flipper. Elle fit bouillir de l'eau qu'elle passa sur un filtre garni de grandes feuilles noires. Elle laissait toujours la théière ouverte afin de contempler oisivement les volutes fumantes, toutes rondes, toutes plates et horizontales qui s'échappaient vers le haut. Elle porta deux coups secs du bout de l'index sur le verre arrondi de l'aquarium. Le poisson vira de bord et fit un tour. Le verre isolait l'animal : "un bleu sur du rouge ça fait quelle couleur ?". Bulle bu son thé et se recroquevilla dans le fauteuil Jacobsen corail. Elle aimait s'endormir dans cette coquille de feutrine, enroulée sur elle même et cachée. Ce n'était qu'une illusion, mais ainsi, elle se sentait poisson, hors d'atteinte tandis que déroulée elle se sentait exposée à tout. Allégée de quelques idées noires, elle pointa un pied et la jambe suivit. En se déroulant elle délogea un petit papier cartonné coincé sous l'assise. Bulle se pencha afin de saisir la photographie sur le parquet. Le père. Dans ses rêves elle enterrait le corps ; dans les cauchemars, le chapeau finissait toujours par ressortir. Elle tapait fort dessus, mais le Fedora de feutre noir dépassait toujours. Bulle rangeait les dossiers plutôt qu'elle ne les ouvrait. Elle avait placé tout au fond celui du père. Il fallait bien se protéger le coeur. Ça frappait fort dedans. L'homme au chapeau, à Lille ou ailleurs serait toujours là. Dans la tête. Ad vitam les réminiscences de la corde ad vitam celle du couteau entre les dents pour ne pas bouger. Il avait fallu des années et des kilomètres de tissus pour oublier les mains du bourreau. Le faux mort revenait vivant et malgré les couches, il arrivait encore à heurter Bulle au plus profond. 
Peau neuve. Bulle pianota sur le verre du téléphone. Le commerçant en bas livrerait volontiers deux bouteilles de Macallan 12 et rentabilisait sa soirée. Dix minutes plus tard, un jeune homme au teint méditerranéen sonnait. Elle saisi le sac de papier épais et paya la note. L'épicier soignait les commandes et livrait les marchandises comme on porte un bouquet. Bulle appréciait cette attention. Ce soir, les bouteilles arrivaient bien calées, enroulées l'une et l'autre dans une grande feuille souple de polyéthylène. Elle dénoua les gazes de son corps, comme chaque soir mais ne les replia pas pour le lendemain. Son corps d'un strict point de vu dermatologique était parfait. La peau était claire, guérie de tout. Elle déambula avec prudence dans l'appartement et revint s'assoir au creux du fauteuil rouge un verre à la main. Les glaçons tintaient sur le cristal et la chaleur de l'alcool les faisait craquer. Cela faisait un bruit miniature, indescriptible et réjouissant. Bulle n'avait pas forcément le goût des short drinks mais elle appréciait la sensation cotonneuse qui découlait de leur absorption. Elle ingurgita vulgairement plusieurs lampées de whisky pour oublier. Oublier tout et rien, elle ne savait plus trop. La sonnerie du téléphone. Trop tard ; trop loin pour décrocher. Ébriété avancée. D'abominables souvenirs qu'elle ne raccordait pas les uns aux autres lui revenaient en flash back. Elle avait beau courir pour rattraper le fil de son cerveau, sitôt qu'une image apparaissait  elle l'oubliait instantanément au profit d'une nouvelle tout aussi fugace. La soirée avançait, les bouteilles se vidaient. Bulle s'effondra sur le sol. Allongée sur le dos, elle berçait son corps qui tanguait mécaniquement d'un flanc à l'autre. C'est la tête qui impulsait le mouvement. Alors dans un éclat de rire ivrogne, elle se mit à rouler entière sur le sol. Lavée des tabous elle devenait à nouveau petite enfant et roulait sur la pente, grand foetus. Les jambes s'enchevêtrait dans les franges du tapis, elle bousculait le guéridon et s'entortilla enfin dans l'emballage précautionneux de l'épicier. 
À mi chemin entre le coma et l'asphyxie, Bulle partait plus protégée que jamais, le visage filmé de plastique bulle. Ad vitam

23 août 2012

Frappés fort #1

Maintenant la fichette du calendrier marquait qu'on en était à l'été. Finalement les saisons avaient passé. Les amis tiraient hâtivement les conclusions. La vérité s'écrivait autre : elle vivait. "Survivait" persistaient à dire les mauvaises langues. Le voisinage assurait une bonne équipe de planque et de fait, représentait une source sérieuse pour tous les commérages. Les premiers temps elle n'avait guère quitté la propriété. 
Il s'agissait d'une belle demeure d'inspiration californienne, juchée sur un flanc de colline surplombant l'azur de la Méditerranée. 
Veracruz. Pierrick avait baptisée ainsi le domaine. Pour sa femme d'abord, Véra ; et puis en mémoire de Luis Barragán. Fanatique d'architecture, le vice l'avait mené jusqu'à voyager à travers le monde pour voir ou rencontrer oeuvres et maîtres. Véra et lui avaient célébré leur lune de miel au Mexique et Veracruz était née de tout cela. 
L'été se traînait. Ses journées brûlantes. La trotteuse de l'horloge qui tourne mais ne fait pas avancer le reste. Pour éviter l'ennui, il fallait s'organiser : se lever tard, prendre lentement son thé sur la terrasse et feuilleter le magazine avec nonchalance. Après, c'était le moment de faire un brin de toilette, juste le nécessaire car : "à quoi bon si on ne sort pas ?". Venait ensuite un intervalle temporel dans lequel se profilaient à nouveau les questions. L'ennui, c'est qu'il fallait meubler jusqu'au prochain repas ; et avec quoi ? 
La piscine restait la plus simple des occupations, du moins la plus simple des non-occupations. Pour Angela, l'employée, et pour les voisins à l'affut, cela ressemblait à une case cochée sur l'emploi du temps, c'était l'essentiel. Piscine.  
Véra. Ancien top model. Physiquement, il n'y avait toujours rien à dire : de la plastique solide qui expliquait probablement l'opiniâtreté observatrice des voisins. Véra en avait vu des couleurs et du paysage, des oiseaux à plumes, des histoires à dormir debout. Elle avait oeuvré dans un drôle de métier, s'était fait gloutonner presque fillette pour devenir une pépée à podium. Enfin pour elle, la roue n'avait pas trop mal tourné : elle s'était arrêtée sur Pierrick ; elle avait remporté le gain maximal. La combinaison n'était pas rare : ça avait même la côte dans la stratosphère businessidérale "de se bouffer de la bombe" ; mais question mannequins libres, il y avait plus d'offre qu'en matière d'Hommes d'affaires. C'était tombé sur elle. 
L'argent permet tout. Lorsqu'il séjournait à Veracruz, Pierrick consacrait la majeure partie de son temps à sa femme. Hormis quelques affaires qui ne patientaient pas, il estimait qu'une fois rentré à la maison - luxe fugace, le quotidien de Véra devait s'apparenter à un feu de Bengale conjugal. Revenu de New York, Londres ou Singapour, il débouclait en vitesse ses bagages les débarrassaient de surprises diverses et les cachaient avec malice un peu partout dans les recoins de la maison. Véra n'avait jamais le temps de désirer ou réclamer tel ou tel cadeau que déjà il était plié, emballé et offert devant elle, glissé entre les oreillers. À peine avait-elle le temps de dire merci, la suite arrivait. Elle ne s'en lassait pas. Rien ne sonnait faux : il avait envie de faire plaisir, il en avait les revenus, où pouvait se loger le vice ? 
Rien ne pressait. Ils avaient pris le temps avant de signer leur mariage. Très conservatrice, la famille Pierrick appelait vivement à l'union ; la mère de Véra, catholique, ne désapprouvait pas cet appel insistant. Résistants aux sirènes, le navire vogua, tant et si bien que lorsqu'ils débarquèrent l'idée d'avoir un enfant leur était venue. Il était grand temps de rentrer dans l'ordre. Le mariage s'imposait. L'enfant suivrait logiquement : il fallait un minimum de calculs. 
Choses et autres. Veracruz débordait de superflu : sous ce cube blanc, épaisse carapace pour un matérialisme triomphant, se juxtaposait (exemples pris au hasard) Maserati Grancabrio au sous sol, mobilier Pierre Paulin au premier, toile de Lucian Freud au second. Le paradis s'appelait Eden ; à vrai dire, il aurait été de bon ton de le rebaptiser Veracruz. Une fille allait naître et s'ouvrait devant elle un avenir où matériellement au moins, rien ne manquerait. Véra prenait le temps d'installer la nouvelle chambre. Elle avait choisi de jolies couleurs, douces et toutes en harmonie les unes avec les autres. C'était un mélange audacieux de fleurs et de formes géométriques qui conjuguait le style classique et moderne à la fois. Elle avait un don pour cela : arranger les choses. Elle avait des restes d'avant, des essayages et du stylisme. 
Boomerang. J'ai tout dans la tête et pas de tatouages sur la peau. Je peux frotter et gratter de l'ongle : c'est là. Je me souviens de tout. Et tous les jours, les images toquent à la porte. Mon coeur est sec mais bat encore. Pourquoi il continue ? Est-ce que le soleil peut sécher le corps et le brûler à petit feu ? La vie s'est arrêtée : je ne peux pas réparer de la mort. 
Une mazurka vivante. Gloria est née à la mi août avec un miaulement de petit chat. Véra miniaturisée. Véra sublimée, c'était encore possible. Gloria incarnait une sorte de syncrétisme, associant cette sociabilité mêlée de réserve caractéristique de Véra, tout autant que le sourire permanent et l'impétuosité de Pierrick. Très vite Véra eut l'intuition que la petite tirerait fortune de son corps. Malgré le jeune âge, on devinait déjà en regardant sa silhouette, l'évidence d'un corps aux formes rares. Sous l'implacable lumière du soleil, lorsqu'elle déambulait le long de la piscine, elle ressemblait anorexiquement à un Giacometti de métal. Le père un peu surpris, s'était finalement rangé à l'idée : elle intègrerait le ballet classique. Véra et Pierrick avait pris le temps pour mettre Gloria entre eux ; son arrivée n'en avait que plus d'importance. Désirée à point, cette enfant leur offrait le spectacle dansant d'une vie nouvelle. 
Frapper fort. Il avait probablement perdu le contrôle. Cela allait tellement vite ces voitures ; et en un rien de temps. Ce qui était difficile c'était d'imaginer tous ces scénarios et ne pas connaître le seul : le vrai. Elle était contrainte de ressasser en boucle, à l'endroit, à l'envers, en y mettant des noeuds, des évènements sur lesquels elle n'avait aucune prise et qu'on lui avait rapporté froidement un soir d'automne. Elle les attendait. La soirée d'anniversaire était prête. Le jardin était éclairé de lampions colorés. Angela avait dressé plusieurs petites tables sur lesquelles verres et gourmandises salées se répartissaient harmonieusement en préalable au gâteau qui suivrait. Eux ne sont jamais venus. Le triangle parfait éclatait : deux côtés disparaissait. 
Ils s'étaient construit un cocoon protégé de petites herses. Elle allait à présent régler l'addition de cette douce réclusion passée et demeurer isolée dans ce piège. Dans les premières heures suivant l'annonce, elle s'était mise à hurler contre l'injustice de la mort. Effondrée sur le sol, elle beuglait, les paumes plantée dans le sol et le visage inondé de larmes. Immonde spectacle. Répandue à terre, elle gesticulait et tentait en vain de se battre contre la mort dans une lutte dérisoire, comme si c'était possible. Dans un jeu virtuel d'intimidation, elle, si belle, était devenue monstrueuse. De rage, la bave s'échappait de sa bouche devenue béante afin que la respiration, entravée par les sanglots se fasse. 
Autour, on l'avait aidée et encouragée à reprendre la route. Après la crise, elle s'était enterrée vivante dans le tombeau de Veracruz qu'elle ne quittait presque plus. Elle avait trouvé nouveau refuge dans le silence, se rangeant à l'idée qu'il était finalement inutile de vociférer et de se martyriser pour "payer un prix". 
Dans la cervelle. Personne n'avait particulièrement exploré la question. Aucun spécialiste n'avait discuté du choc psychologique reçu ce soir là. Il n'était pas à discuter. Ce qui l'était davantage était le niveau de tolérance ou plus exactement l'intolérance du cerveau à un tel affect. Pour Véra, l'aversion de la réalité avait pris la forme d'une négation complète des faits et d'une confusion du présent avec un retour à l'époque de la naissance de Gloria. Les rares fois où elle quittait Veracruz, c'était pour rejoindre la ville à pied promenant une poussette vide comme un fantôme aurait suivi un parcours imposé. Certains soirs, elle se faisait proue de navire face à la mer, et montée sur les rochers qui surplombent la plage, elle attendait des heures un improbable marin qui ne rentrerait jamais. 
Le malheur des autres. Tous autour récupérèrent les miettes. Ils pleuraient le sort de la malheureuse, mais la justice passait : lui et ses grosses cylindrées ! On devait avoir une conscience pour conduire des bolides pareils ! Et avec une gamine à bord ! Les riches payaient. C'était logique. Les choses rentraient dans un ordre. 
Véra avait fini par retrouver un modeste équilibre. Grâce à sa mère pour partie qui était venue lui remettre le pied à l'étrier en s'installant de longs mois à Veracruz. Elle avait secrètement oeuvré comme le peut une mère qui se voit perdre son enfant. Elle avait du lui parler comme on susurre à l'enfant, tête blottie contre son coeur et la main caressant les cheveux. Elle l'avait nourrie avec les bouillies qui ressuscitent les morts vivants. Elle l'avait tenue du bout des doigts pour lui réapprendre à poser un pied devant l'autre. Elle l'avait essuyée au chiffon doux, peignée, coupée bien net. Elle, avait gardé son bébé. Puis elle était partie avec le sens du devoir accompli.
L'été se trainait (bis). La répétition des journées se poursuivaient : se lever, manger, se laver, lire, se baigner, manger, se baigner, lire, dormir... enfin, si possible. Malgré l'irréductible ennui, paradoxalement l'espace disponible pour les pensées négatives lui, c'était rétrécit. Bien sûr le souvenir de Gloria, de Pierrick et l'accident revenait plusieurs fois par jour à sa conscience. Sans qu'il n'y paraisse son corps était arraché d'un morceau de chair, mais néanmoins elle avait gagné contre l'aigreur, la méchanceté et la bêtise dans lesquelles elle aurait aisément pu verser. Véra vivait au jour le jour et c'était d'autant plus facile qu'elle n'attendait plus rien de l'avenir. Allongée sur la margelle de la piscine, elle se laissait bercer en regardant le fauteuil-Quasar Khanh flotter au ras de l'eau. Au fond, elle lui ressemblait et dérivait au gré du vent sans destinée précise. 
Angela, apportez-moi... Depuis l'époque des défilés, Véra avait continué de consommer plus ou moins et avec intermittence les alcools mélangés. L'après midi touchait à sa fin, mais l'employée avait le temps de préparer un dernier drink. Elle soignait toujours l'affaire, choisissant le bon verre, l'agrémentant de paille et de fruits. Véra souriait à ce luxe qui arrivait sur plateau et le sirotait dans son fauteuil flottant. Puis Veracruz se vidait du personnel. Véra aimait ça, passer les dernières heures du jour seule jusqu'au coucher du soleil et du sien. Elle termina le verre, croqua l'olive au bout du pic et le fit jouer entre ses doigts. Les lumières du jardin s'éclairèrent avec la nuit qui venait. Véra reposa son bras et le verre sur l'accoudoir. Imperceptible un bruit de pincement se fit entendre. Calée contre l'air sous plastique, légèrement ivre et ballotée par la houle, elle s'endormit. 
Police de nuit. Les voisins ont sonné le tocsin. Véra s'était noyée. Un accident. Pas un suicide, malgré "le dossier". Le fauteuil gonflable s'était crevé et comble de la malchance la victime était alcoolisée. Véra s'était retrouvée prisonnière du vinyle, étouffée par la matière plastique qui l'avait engloutie tandis que l'eau s'était engouffré dans les poumons. Le commissaire chargé de l'enquête avait donné les ordres ; on l'avait libérée des eaux. Étendue sur la terrasse elle ressemblait à une poupée géante que l'on aurait emballée dans du papier cristal. Même morte, elle gardait cette beauté absolue qu'elle avait toujours eue. Sans rancune, elle s'offrait en paquet cadeau à la mort.
Adieu Véra. Adieu Veracruz. Il n'y aura plus personne à attendre. 

Peinture Christie Asai, Sans titre, Huile sur toile.

14 juin 2012

À la chaîne


Machinalement il prenait toujours ses rendez vous le lundi.
Il avait observé que le cabinet médical était plus calme, qu'il n'y croisait personne. Pas de patients ou peu, seul le psychiatre qu'il consultait depuis plusieurs années. Médothique et organisé il était donc contraint de "prendre sa journée" comme on dit dans le monde du travail, afin de se rendre à sa séance thérapeutique ordinaire. Au départ, il fallait camoufler sous divers motifs ces "absences" relativement régulières et systématiques du lundi, mais au fur et à mesure qu'il avançait dans le travail, le médecin avait espacé les "visites" et désormais les consultations prenaient la tournure d'un "appoint". Le traitement réagissant bien selon lui, ce dernier avait pris la décision mais "avec votre accord", d'en rester là : une consultation trimestrielle.

Le cabinet d'un psychiatre.
Il était de nature rêveuse. Parfois au bureau, entre deux projets, il se rendait bien compte que son esprit s'envolait. Son regard dépassait le cadre, allait se fixer au hasard sur le tableau en liège du fond ou sur le porte manteau. De là, il pêchait une idée, se revoyait garçon sur son vélo pour faire la course ou se bagarrer avec son frère. Dans le même esprit il revoyait encore ce frère lui fourrer des bottes de pissenlits par l'arrière du chandail...
Disparu dans la nature son frère. Son jumeau.
Un jour, il avait reçu une carte de Montréal.
Là bas, tout allait lui sourire, il l'écrivait. Personne n'en aurait douté. Il était de l'espèce des gagnants et l'avait déjà démontré à bien des reprises au sein du couple "les jumeaux"- on les nommait ainsi en famille. Sous couvert du rire absurde des Grands, il avait tant de fois été brimé par ce frère, qu'il fallait être aveugle et sot pour ne pas comprendre la distance, non seulement physique, mais affective entre eux devenus adultes.
Aussi paradoxalement soit-il, quand son esprit divaguait et malgré tous ses ressentiments il voyait son frère et sa jeunesse.
En réalité quand il se regardait aujourd'hui il avait bien du mal à faire la synthèse entre cette enfance en apparence heureuse et le présent sinistre dans lequel il estimait patauger. Au prix d'un effort intellectuel monstre il tentait d'expliquer ce hiatus en vain. Qu'est-ce qui l'avait amené à pousser cette porte et à s'allonger un beau (?) jour sur ce divan ?

Il en était passé par toutes sortes de mal être mais leurs traductions avaient toujours cependant une nature commune : l'excès, le scandale. Périodiquement il sombrait dans la consommation d'alcool et de drogues puis enchaînait sur des phases de flamboyance professionnelle qui lui conférait une célébrité et un sex appeal intéressant au sein de l'entreprise. De fait, il se livrait par exemple sur le plan sexuel à une conduite hautement risquée, organisant sa débauche dans des conditions hygiéniques irresponsables. Longtemps il s'était trouvé des circonstances atténuantes, mettant tout sur le compte de son job et du "Monde Artistique" nécessairement Bret Easton Ellisié. C'est un matin, très tôt, en quittant le casino d'Enghien, qu'il réalisa au volant de sa Chevrolet-Bel Air 1957, que rouler à tout berzingue à moitié bourré et les poches vides ne pouvait pas être qu'un style de vie. C'est aussi parce qu'après cette période "glorieuse", le cours de sa vie se compliqua sérieusement. Pour des raisons le dépassant littéralement et en "conséquence de la situation économique mondiale", son entreprise se trouvait de facto rachetée par sa concurrente britannique. Ils en avaient tous tellement entendu parler qu'au fond, au bureau, ils n'y croyaient même plus. Pourtant, la réalité se traduisait par un gigantesque plan social. Pour toute explication il fallait se contenter grosso modo d'un "pas commodes les rosbifs", y compris venant des supérieurs hiérarchiques dont on pouvait attendre mieux quand même.
Pas eux qui allaient bouffer des alphabets dans la soupe. Reclassé ? Même pas. Concrètement il était VIRÉ.

Les questions matérielles n'allaient pas se poser tout se suite. Nombreux étaient ceux qui lui faisaient remarquer qu'il "dormait sur un tas d'or", faisant parti de ces "jeunes parisiens" ayant investit dans la pierre. En outre, si lors de ses phases maniaques il claquait littéralement tout se qu'il avait dans les mains,  ses salaires lui avaient assuré une épargne convenable.
Le coup porté, l'était au moral. Il se tuait à incarner la vaillance, non seulement dans la sphère professionnelle mais aussi familiale et il commençait à trébucher sur ce costume dégrafé.
Sur un plan strictement pathologique, on le soignait pour dépression. Il ne cherchait pas tellement à en savoir plus. Il acceptait les faits, s'en remettant sagement à la science convaincu de toute façon qu'en connaître davantage sur le sujet ne pouvait en aucune manière apaiser le terrain. Le psychiatre ayant bien fait le tour de sa nature profonde avait donc affiné au fil du temps un cocktail de psychotropes idoines et "dernière génération" censés réguler le fonctionnement cérébral. La science étant ce qu'elle est, il avait toutefois ponctué que "tout cela ne faisait pas de miracles". Lui, en avait compris l'essentiel : la chimie n'efface pas la folie humaine. Le succès était dans la modération et le contrôle partiel. Sortir de l'addiction, c'était encore autre chose.
Il avait renoncé à comprendre pourquoi il s'infligeait ces petits rituels. Se droguer, boire, rouler, dépenser : s'éclater  au sens le plus large possible : propre/figuré, SALE. Il y avait lui, pitoyable, débraillé, encore tout cuvant au volant de son américaine ; et puis lui rentrant de rendez-vous nocturnes où le charnel et le violent s'expriment en groupe dans un mélange nauséabond et malsain. Revenu de tout cela, il avait du mal à ne pas s'interroger sur le sens de ces agissements. Cela ne lui apportait rien... même plus le plaisir, si tant est qu'il en ai eu un peu au début. Un jour, allongé sur le divan, il s'était surpris à dire : "c'est comme ça, il faut que je le fasse". L'illusion d'un mal pour un bien...

À la pointe sèche.
Je suis illustrateur. La boîte m'a embauché pour ça. Ils aimaient bien mes dessins. Ils m'avaient repéré dans une galerie. Mes gravures se sont retrouvées dans leur Canard. Aucun mal à m'imposer. Ça a tout de suite convenu au patron. Professionnellement, pas de problème. Pour moi il n'y avait pas de problèmes. Maintenant on me serre la main, "mon pote, on est désolés". "Désolés". C'est un peu court...
Je pense à ce paquet de suivants, trop contents de me voir partir. Ah ! j'en ai fait marrer quelque uns avec mes gribouillons. C'est qu'à "Pâaris les gens sont assez stupides pour mettre une fortune dans une merde griffonnée". Ils l'ont leur vérité : je suis dans l'ascenseur direction le sous sol.
Comme à chaque séance, le docteur écoutait sagement. Il ne notait rien, mais de toute évidence n'en ratait jamais une. Après un long silence, c'est lui qui prit la parole et pointa son index : "souhaitez-vous me parler de ces marques là ?"
Il s'était taillé doucement le bras gauche comme il incisait ses plaques de métal. Une fois encore il n'avait pas cherché à intellectualiser l'acte. Il n'avait plus de matière à travailler, il s'était mis à usiner méticuleusement son corps. À problème, solution.

Lundi.
Cartes sur table.
Le psychiatre semblait heureux d'agréger enfin de nouvelles pièces au dossier. Il l'avait trouvé profondément concerné quand il avait évoqué le licenciement.  Sur son visage filtrait quelques émotions, perceptibles à un haussement de sourcil, à une longue inspiration.
Fin de la séance.
En général, le psychiatre se gardait le droit de conclure et de distiller de longues phrases savamment codées qu'il était probablement  le seul à comprendre. Il marqua un temps bref, pris une feuille vierge sur sa gauche et dit avec un léger rictus en regardant son patient par dessus les lunettes : "trithérapie !". Un rien cynique, il se flattait de récupérer ce terme sinistrement connu pour l'appliquer au traitement de choc qu'il administrait aux malades frappés d'addictions non chimiques. Puis, après avoir regardé sans aucune précaution l'horloge posée sur l'étagère à sa droite, il dit : "dans cinq minutes mon patient suivant sera à votre place. Il va bien aujourd'hui. Il y a 2 ans, il se mutilait vingt cinq fois par jour. Je ne propose jamais cela. Avec vous, j'ai une intuition : rencontrez-le."

Salle d'attente.
Il entendit le patient sonner et le psychiatre lui exposer la situation. L'homme était d'accord. La rencontre aurait lieu. Le médecin revint et indiqua le chemin du cabinet, chose acquise. L'autre était déjà installé, de dos face au bureau.
Même de dos, même la nuit, même partout, même dix ans après il le reconnaissait. L'autre patient, l'autre malade, l'autre, c'était lui, le frère.
Mais lui, c'est lui ?
Il senti tous ses repères partir.
Physiquement d'abord. Il sentit ses oreilles se déconnecter de la scène et le besoin instantané de se raccrocher à quelque chose pour ne pas chanceler. Sa vue devint blanche, sa respiration profonde et rapide avec une angoissante sensation de manquer d'air, d'étouffer. Il plaqua ses mains contre son visage en inspirant ses paumes puis les fit glisser sur sa poitrine toujours haletante.
Le psychiatre avait perdu la main sur la situation, stupéfait d'assister à une pièce dont les acteurs lui échappaient totalement.
Un mauvais trip, il en avait connu.
La réalité était désormais en face comme un miroir.

08 juin 2012

Queue de cheval

La plupart du temps les supplices étaient raffinés.
Les bourreaux se donnaient d'abord la peine d'asticoter les victimes sur le papier, théorisant sur l'Art et la manière de tuer. Pas forcément de code pour les femmes. On adaptait au besoin. L'essentiel c'est le châtiment, mais par la ligne courbe. Que ça dure. Le tumulte s'accommode avec la justice. 

Il est question un autre temps. 
D'un temps barbare ?
Il est question d'une femme. D'une jeune femme. Encore neuve. D'une beauté déconcertante. Un visage lisse, aux contours adoucis. Des traits réguliers ciselés avec précision dans les chairs. Le nez rectiligne, les yeux grands, dorés ; la bouche délicieusement rosée. Tout ensemble participait d'une sorte de perfection mathématique, telle une créature fondée sur le nombre d'or. La chevelure cependant faisait exception. Elle était démesurément longue, laissée ainsi depuis des années. Personne à cette heure, ne connaissait le véritable motif de cet abandon. 

Ici et là, on entendait bien des légendes. 
Des racontars fameux se répandaient dans le royaume. Cette toison nourrissait les passions les plus délirantes et viles. Les hommes et les femmes aussi, souillaient la jouvencelle de vulgaires pensées : les plus véhéments la fantasmait en gourgandine, tandis que d'autres, plus modérés et minoritaires contaient de folles romances et l'inventaient Pénélope. 

Il est temps de dire à présent qu'elle était fille de France, mais inutile pour l'heure d'en savoir plus. 
Deux colosses sur ordre la capturent. Elle se débat et crie. Violentes douleurs. Elle a mal aux poignets, ils les lui serrent très fort. Bruits de ferrailles. Son visage n'a pas l'habitude des formes qu'il prend à l'instant. Son front n'a jamais connu les rides, ses traits n'ont jamais autant tirés. Ce sont des brutes. Brusques. À certains instants ses pieds ne touchent plus le sol. Ils le frôlent, des orteils tout juste. C'est comme ça qu'elle a monté les escaliers : empoignée aux aisselles et le dessus des orteils léchants l'arrête des marches. 
Odeur chaude et pestilentielle de ces gens de main. Peur et incompréhension. Un innocent supplémentaire va subir une arbitraire décision.


Pleine lune.
Robe blanche noircie par ces péripéties nocturnes. Ils la présentent enfin au père. Dignité de roi malgré l'heure, le lieu, les circonstances. Paroles. 
Par sa personne, Mademoiselle met à mal l'image et l'intégrité du royaume. "Calomnie", "Risée des monarchies voisines", "croyez bien qu'il m'en coûte mais après avoir considéré toutes les possibilités, seule celle de votre sacrifice s'offre à moi". 
Quelques mots en plus ; de l'ordre de la justification par la raison d'Etat et non celle du coeur, qui n'est pas remise en question. Il le dit. À cette heure, les mots sonnent tout de même un peu faux, quand l'un s'en retourne mettre son grand corps au chaud du lit et que l'autre part pour le grand voyage... 


Pour redonner un peu de lustre au blason de France, l'on avait décidé en haut lieu de frapper fort. Pour éradiquer les rumeurs et laver l'infamie, un cercle de spécialistes avait été sommé de proposer à la victime plusieurs sévices aussi cruels que possible et surtout inédits. Après débat, le père trancha. La foule serait rassasiée de voir dans les rues de Paris la fille nue, montée sur un cheval vagabondant au hasard. Enfin, il lui parut juste qu'elle soit condamnée par là où elle était prétendument coupable d'avoir péché. Il décida donc qu'elle serait attachée par la chevelure à la queue de l'animal par la circonstance rendu fou. Son corps fût retrouvé bien entendu. Loin. Vilain spectacle. 
Traînée sur des kilomètres. Le peuple se délectait. Celle qu'il nommait ouvertement "la traînée" payait ainsi le juste prix et opérait symboliquement une sorte de purge du pays, le lavant de tous ses péchés. Le père aimait dire que "tout avait si bien été étudié à l'avance", jusqu'au petit "jeu de mot" ; il se flattait de tant de réussite politique ignorant l'ignominie de la situation.
Peu de choses. Il en restait peu de choses, d'elle et de sa beauté. Ses cheveux avaient tenus, résistants un long moment. Ils lui avaient été fidèles ne cédant rien ni aux pressions de la course ni à celles du terrain. Ils s'étaient effilochés secondes après secondes mais l'avaient accompagnée jusqu'au bout, rompant à l'unisson de son dernier souffle. 


Elle n'avait jamais cru bon se répandre auprès de ses soeurs, ni de sa mère. Elle avait fait fi des bruits de cour. Elle avait affronté, le matin même, sans honte, les crachats de la foule. L'intégrité lui avait réchauffé les entrailles et tout était resté dedans. Elle n'avait jamais cherché querelle à personne et elle partait heureuse en dépit du sort infligé. Elle partait soulagée du monde, libérée de ces lointains et de ces proches qui l'avaient tant vilipendée. 
Par la force des choses elle était donc prête à retrouver celui pour lequel elle avait laissé cette tête en friche. Un garçon-chevalier parti guerroyer et jamais revenu. Elle l'avait cru mort. Amoureusement, elle avait consigné cette tendresse sur l'écorce d'un arbre, en gravant sauvagement quelques mots signifiants. Elle y jurait devant la nature qu'en l'honneur de lui et de son bonheur si grand de l'avoir connu elle ne toucherait jamais plus ses cheveux pour en garder les torsades qu'il s'y enroulait le long des doigts. 


Je peux vous raconter cette histoire.
Faites confiance, je la tiens de source sûre. 
Il y a trois ans, j'ai fait la connaissance d'un homme. C'est lui qui me fit ce récit. Cet homme est le guerrier. Le guerrier n'a pas péri. Revenu au pays, il s'enquit des nouvelles au plus vite et su ce qu'il y avait à savoir. Pour se recueillir il se dirigea vers le parc attenant où le sous bois semblait encore résonner de leurs rires. Il sentit l'émotion le submerger, les larmes dilater sa vue. Des images folles se mettaient à danser dans sa tête. Elles combinaient des temps et des évènements dénués de liens : il y avait Elle, puis le champ de bataille sous la pluie, la mort en personne et des rires d'enfants. Il ferma les yeux avec énergie et donna un petit coup sec de la tête vers l'avant comme pour se réveiller d'un cauchemar. Il revenait de la guerre. Il en avait vu. Il n'allait pas se laisser avoir par ces chimères bonnes à rendre fous les soldats. Il continua sa marche jusqu'à l'arbre. Un arbre qu'il ne savait pas décrire, ignorant tout de la botanique, mais dont il disait "notre arbre". Il enserra le végétal dans une longue étreinte, la joue contre l'écorce, les mains agrippées aux reliefs du bois. Ce n'est qu'ensuite, en faisant un pas en arrière qu'il fût interpellé par l'accroc sur le tronc. 


Est-il nécessaire de raconter ce qui est beau? 
Est-elle savoureuse l'histoire qui narre le réussi, le merveilleux ? Du malheur et du dramatique sont nés les plus beaux poèmes, les romans les plus éclatants. 
Allez Compère ! Cette histoire n'a pas de morale, elle parle d'un autre temps, reprenez vie ! Mais grâce à moi, vous connaissez désormais avec certitude cette histoire !
Nous nous sommes trouvés l'un en face de l'autre, ce soir à cette table et vous m'avez semblé sympathique au point que je ne lâche plus la parole. Tenez, je vous offre ce dernier verre pour me faire pardonner cette mélancolique histoire et nous aurons ainsi tout oublié de l'affaire !


Librement inspiré par le tableau de John Collier
Lady Godiva, 1898, The Herbert Museum, Coventry.