14 juin 2012

À la chaîne


Machinalement il prenait toujours ses rendez vous le lundi.
Il avait observé que le cabinet médical était plus calme, qu'il n'y croisait personne. Pas de patients ou peu, seul le psychiatre qu'il consultait depuis plusieurs années. Médothique et organisé il était donc contraint de "prendre sa journée" comme on dit dans le monde du travail, afin de se rendre à sa séance thérapeutique ordinaire. Au départ, il fallait camoufler sous divers motifs ces "absences" relativement régulières et systématiques du lundi, mais au fur et à mesure qu'il avançait dans le travail, le médecin avait espacé les "visites" et désormais les consultations prenaient la tournure d'un "appoint". Le traitement réagissant bien selon lui, ce dernier avait pris la décision mais "avec votre accord", d'en rester là : une consultation trimestrielle.

Le cabinet d'un psychiatre.
Il était de nature rêveuse. Parfois au bureau, entre deux projets, il se rendait bien compte que son esprit s'envolait. Son regard dépassait le cadre, allait se fixer au hasard sur le tableau en liège du fond ou sur le porte manteau. De là, il pêchait une idée, se revoyait garçon sur son vélo pour faire la course ou se bagarrer avec son frère. Dans le même esprit il revoyait encore ce frère lui fourrer des bottes de pissenlits par l'arrière du chandail...
Disparu dans la nature son frère. Son jumeau.
Un jour, il avait reçu une carte de Montréal.
Là bas, tout allait lui sourire, il l'écrivait. Personne n'en aurait douté. Il était de l'espèce des gagnants et l'avait déjà démontré à bien des reprises au sein du couple "les jumeaux"- on les nommait ainsi en famille. Sous couvert du rire absurde des Grands, il avait tant de fois été brimé par ce frère, qu'il fallait être aveugle et sot pour ne pas comprendre la distance, non seulement physique, mais affective entre eux devenus adultes.
Aussi paradoxalement soit-il, quand son esprit divaguait et malgré tous ses ressentiments il voyait son frère et sa jeunesse.
En réalité quand il se regardait aujourd'hui il avait bien du mal à faire la synthèse entre cette enfance en apparence heureuse et le présent sinistre dans lequel il estimait patauger. Au prix d'un effort intellectuel monstre il tentait d'expliquer ce hiatus en vain. Qu'est-ce qui l'avait amené à pousser cette porte et à s'allonger un beau (?) jour sur ce divan ?

Il en était passé par toutes sortes de mal être mais leurs traductions avaient toujours cependant une nature commune : l'excès, le scandale. Périodiquement il sombrait dans la consommation d'alcool et de drogues puis enchaînait sur des phases de flamboyance professionnelle qui lui conférait une célébrité et un sex appeal intéressant au sein de l'entreprise. De fait, il se livrait par exemple sur le plan sexuel à une conduite hautement risquée, organisant sa débauche dans des conditions hygiéniques irresponsables. Longtemps il s'était trouvé des circonstances atténuantes, mettant tout sur le compte de son job et du "Monde Artistique" nécessairement Bret Easton Ellisié. C'est un matin, très tôt, en quittant le casino d'Enghien, qu'il réalisa au volant de sa Chevrolet-Bel Air 1957, que rouler à tout berzingue à moitié bourré et les poches vides ne pouvait pas être qu'un style de vie. C'est aussi parce qu'après cette période "glorieuse", le cours de sa vie se compliqua sérieusement. Pour des raisons le dépassant littéralement et en "conséquence de la situation économique mondiale", son entreprise se trouvait de facto rachetée par sa concurrente britannique. Ils en avaient tous tellement entendu parler qu'au fond, au bureau, ils n'y croyaient même plus. Pourtant, la réalité se traduisait par un gigantesque plan social. Pour toute explication il fallait se contenter grosso modo d'un "pas commodes les rosbifs", y compris venant des supérieurs hiérarchiques dont on pouvait attendre mieux quand même.
Pas eux qui allaient bouffer des alphabets dans la soupe. Reclassé ? Même pas. Concrètement il était VIRÉ.

Les questions matérielles n'allaient pas se poser tout se suite. Nombreux étaient ceux qui lui faisaient remarquer qu'il "dormait sur un tas d'or", faisant parti de ces "jeunes parisiens" ayant investit dans la pierre. En outre, si lors de ses phases maniaques il claquait littéralement tout se qu'il avait dans les mains,  ses salaires lui avaient assuré une épargne convenable.
Le coup porté, l'était au moral. Il se tuait à incarner la vaillance, non seulement dans la sphère professionnelle mais aussi familiale et il commençait à trébucher sur ce costume dégrafé.
Sur un plan strictement pathologique, on le soignait pour dépression. Il ne cherchait pas tellement à en savoir plus. Il acceptait les faits, s'en remettant sagement à la science convaincu de toute façon qu'en connaître davantage sur le sujet ne pouvait en aucune manière apaiser le terrain. Le psychiatre ayant bien fait le tour de sa nature profonde avait donc affiné au fil du temps un cocktail de psychotropes idoines et "dernière génération" censés réguler le fonctionnement cérébral. La science étant ce qu'elle est, il avait toutefois ponctué que "tout cela ne faisait pas de miracles". Lui, en avait compris l'essentiel : la chimie n'efface pas la folie humaine. Le succès était dans la modération et le contrôle partiel. Sortir de l'addiction, c'était encore autre chose.
Il avait renoncé à comprendre pourquoi il s'infligeait ces petits rituels. Se droguer, boire, rouler, dépenser : s'éclater  au sens le plus large possible : propre/figuré, SALE. Il y avait lui, pitoyable, débraillé, encore tout cuvant au volant de son américaine ; et puis lui rentrant de rendez-vous nocturnes où le charnel et le violent s'expriment en groupe dans un mélange nauséabond et malsain. Revenu de tout cela, il avait du mal à ne pas s'interroger sur le sens de ces agissements. Cela ne lui apportait rien... même plus le plaisir, si tant est qu'il en ai eu un peu au début. Un jour, allongé sur le divan, il s'était surpris à dire : "c'est comme ça, il faut que je le fasse". L'illusion d'un mal pour un bien...

À la pointe sèche.
Je suis illustrateur. La boîte m'a embauché pour ça. Ils aimaient bien mes dessins. Ils m'avaient repéré dans une galerie. Mes gravures se sont retrouvées dans leur Canard. Aucun mal à m'imposer. Ça a tout de suite convenu au patron. Professionnellement, pas de problème. Pour moi il n'y avait pas de problèmes. Maintenant on me serre la main, "mon pote, on est désolés". "Désolés". C'est un peu court...
Je pense à ce paquet de suivants, trop contents de me voir partir. Ah ! j'en ai fait marrer quelque uns avec mes gribouillons. C'est qu'à "Pâaris les gens sont assez stupides pour mettre une fortune dans une merde griffonnée". Ils l'ont leur vérité : je suis dans l'ascenseur direction le sous sol.
Comme à chaque séance, le docteur écoutait sagement. Il ne notait rien, mais de toute évidence n'en ratait jamais une. Après un long silence, c'est lui qui prit la parole et pointa son index : "souhaitez-vous me parler de ces marques là ?"
Il s'était taillé doucement le bras gauche comme il incisait ses plaques de métal. Une fois encore il n'avait pas cherché à intellectualiser l'acte. Il n'avait plus de matière à travailler, il s'était mis à usiner méticuleusement son corps. À problème, solution.

Lundi.
Cartes sur table.
Le psychiatre semblait heureux d'agréger enfin de nouvelles pièces au dossier. Il l'avait trouvé profondément concerné quand il avait évoqué le licenciement.  Sur son visage filtrait quelques émotions, perceptibles à un haussement de sourcil, à une longue inspiration.
Fin de la séance.
En général, le psychiatre se gardait le droit de conclure et de distiller de longues phrases savamment codées qu'il était probablement  le seul à comprendre. Il marqua un temps bref, pris une feuille vierge sur sa gauche et dit avec un léger rictus en regardant son patient par dessus les lunettes : "trithérapie !". Un rien cynique, il se flattait de récupérer ce terme sinistrement connu pour l'appliquer au traitement de choc qu'il administrait aux malades frappés d'addictions non chimiques. Puis, après avoir regardé sans aucune précaution l'horloge posée sur l'étagère à sa droite, il dit : "dans cinq minutes mon patient suivant sera à votre place. Il va bien aujourd'hui. Il y a 2 ans, il se mutilait vingt cinq fois par jour. Je ne propose jamais cela. Avec vous, j'ai une intuition : rencontrez-le."

Salle d'attente.
Il entendit le patient sonner et le psychiatre lui exposer la situation. L'homme était d'accord. La rencontre aurait lieu. Le médecin revint et indiqua le chemin du cabinet, chose acquise. L'autre était déjà installé, de dos face au bureau.
Même de dos, même la nuit, même partout, même dix ans après il le reconnaissait. L'autre patient, l'autre malade, l'autre, c'était lui, le frère.
Mais lui, c'est lui ?
Il senti tous ses repères partir.
Physiquement d'abord. Il sentit ses oreilles se déconnecter de la scène et le besoin instantané de se raccrocher à quelque chose pour ne pas chanceler. Sa vue devint blanche, sa respiration profonde et rapide avec une angoissante sensation de manquer d'air, d'étouffer. Il plaqua ses mains contre son visage en inspirant ses paumes puis les fit glisser sur sa poitrine toujours haletante.
Le psychiatre avait perdu la main sur la situation, stupéfait d'assister à une pièce dont les acteurs lui échappaient totalement.
Un mauvais trip, il en avait connu.
La réalité était désormais en face comme un miroir.

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