08 juin 2012

Queue de cheval

La plupart du temps les supplices étaient raffinés.
Les bourreaux se donnaient d'abord la peine d'asticoter les victimes sur le papier, théorisant sur l'Art et la manière de tuer. Pas forcément de code pour les femmes. On adaptait au besoin. L'essentiel c'est le châtiment, mais par la ligne courbe. Que ça dure. Le tumulte s'accommode avec la justice. 

Il est question un autre temps. 
D'un temps barbare ?
Il est question d'une femme. D'une jeune femme. Encore neuve. D'une beauté déconcertante. Un visage lisse, aux contours adoucis. Des traits réguliers ciselés avec précision dans les chairs. Le nez rectiligne, les yeux grands, dorés ; la bouche délicieusement rosée. Tout ensemble participait d'une sorte de perfection mathématique, telle une créature fondée sur le nombre d'or. La chevelure cependant faisait exception. Elle était démesurément longue, laissée ainsi depuis des années. Personne à cette heure, ne connaissait le véritable motif de cet abandon. 

Ici et là, on entendait bien des légendes. 
Des racontars fameux se répandaient dans le royaume. Cette toison nourrissait les passions les plus délirantes et viles. Les hommes et les femmes aussi, souillaient la jouvencelle de vulgaires pensées : les plus véhéments la fantasmait en gourgandine, tandis que d'autres, plus modérés et minoritaires contaient de folles romances et l'inventaient Pénélope. 

Il est temps de dire à présent qu'elle était fille de France, mais inutile pour l'heure d'en savoir plus. 
Deux colosses sur ordre la capturent. Elle se débat et crie. Violentes douleurs. Elle a mal aux poignets, ils les lui serrent très fort. Bruits de ferrailles. Son visage n'a pas l'habitude des formes qu'il prend à l'instant. Son front n'a jamais connu les rides, ses traits n'ont jamais autant tirés. Ce sont des brutes. Brusques. À certains instants ses pieds ne touchent plus le sol. Ils le frôlent, des orteils tout juste. C'est comme ça qu'elle a monté les escaliers : empoignée aux aisselles et le dessus des orteils léchants l'arrête des marches. 
Odeur chaude et pestilentielle de ces gens de main. Peur et incompréhension. Un innocent supplémentaire va subir une arbitraire décision.


Pleine lune.
Robe blanche noircie par ces péripéties nocturnes. Ils la présentent enfin au père. Dignité de roi malgré l'heure, le lieu, les circonstances. Paroles. 
Par sa personne, Mademoiselle met à mal l'image et l'intégrité du royaume. "Calomnie", "Risée des monarchies voisines", "croyez bien qu'il m'en coûte mais après avoir considéré toutes les possibilités, seule celle de votre sacrifice s'offre à moi". 
Quelques mots en plus ; de l'ordre de la justification par la raison d'Etat et non celle du coeur, qui n'est pas remise en question. Il le dit. À cette heure, les mots sonnent tout de même un peu faux, quand l'un s'en retourne mettre son grand corps au chaud du lit et que l'autre part pour le grand voyage... 


Pour redonner un peu de lustre au blason de France, l'on avait décidé en haut lieu de frapper fort. Pour éradiquer les rumeurs et laver l'infamie, un cercle de spécialistes avait été sommé de proposer à la victime plusieurs sévices aussi cruels que possible et surtout inédits. Après débat, le père trancha. La foule serait rassasiée de voir dans les rues de Paris la fille nue, montée sur un cheval vagabondant au hasard. Enfin, il lui parut juste qu'elle soit condamnée par là où elle était prétendument coupable d'avoir péché. Il décida donc qu'elle serait attachée par la chevelure à la queue de l'animal par la circonstance rendu fou. Son corps fût retrouvé bien entendu. Loin. Vilain spectacle. 
Traînée sur des kilomètres. Le peuple se délectait. Celle qu'il nommait ouvertement "la traînée" payait ainsi le juste prix et opérait symboliquement une sorte de purge du pays, le lavant de tous ses péchés. Le père aimait dire que "tout avait si bien été étudié à l'avance", jusqu'au petit "jeu de mot" ; il se flattait de tant de réussite politique ignorant l'ignominie de la situation.
Peu de choses. Il en restait peu de choses, d'elle et de sa beauté. Ses cheveux avaient tenus, résistants un long moment. Ils lui avaient été fidèles ne cédant rien ni aux pressions de la course ni à celles du terrain. Ils s'étaient effilochés secondes après secondes mais l'avaient accompagnée jusqu'au bout, rompant à l'unisson de son dernier souffle. 


Elle n'avait jamais cru bon se répandre auprès de ses soeurs, ni de sa mère. Elle avait fait fi des bruits de cour. Elle avait affronté, le matin même, sans honte, les crachats de la foule. L'intégrité lui avait réchauffé les entrailles et tout était resté dedans. Elle n'avait jamais cherché querelle à personne et elle partait heureuse en dépit du sort infligé. Elle partait soulagée du monde, libérée de ces lointains et de ces proches qui l'avaient tant vilipendée. 
Par la force des choses elle était donc prête à retrouver celui pour lequel elle avait laissé cette tête en friche. Un garçon-chevalier parti guerroyer et jamais revenu. Elle l'avait cru mort. Amoureusement, elle avait consigné cette tendresse sur l'écorce d'un arbre, en gravant sauvagement quelques mots signifiants. Elle y jurait devant la nature qu'en l'honneur de lui et de son bonheur si grand de l'avoir connu elle ne toucherait jamais plus ses cheveux pour en garder les torsades qu'il s'y enroulait le long des doigts. 


Je peux vous raconter cette histoire.
Faites confiance, je la tiens de source sûre. 
Il y a trois ans, j'ai fait la connaissance d'un homme. C'est lui qui me fit ce récit. Cet homme est le guerrier. Le guerrier n'a pas péri. Revenu au pays, il s'enquit des nouvelles au plus vite et su ce qu'il y avait à savoir. Pour se recueillir il se dirigea vers le parc attenant où le sous bois semblait encore résonner de leurs rires. Il sentit l'émotion le submerger, les larmes dilater sa vue. Des images folles se mettaient à danser dans sa tête. Elles combinaient des temps et des évènements dénués de liens : il y avait Elle, puis le champ de bataille sous la pluie, la mort en personne et des rires d'enfants. Il ferma les yeux avec énergie et donna un petit coup sec de la tête vers l'avant comme pour se réveiller d'un cauchemar. Il revenait de la guerre. Il en avait vu. Il n'allait pas se laisser avoir par ces chimères bonnes à rendre fous les soldats. Il continua sa marche jusqu'à l'arbre. Un arbre qu'il ne savait pas décrire, ignorant tout de la botanique, mais dont il disait "notre arbre". Il enserra le végétal dans une longue étreinte, la joue contre l'écorce, les mains agrippées aux reliefs du bois. Ce n'est qu'ensuite, en faisant un pas en arrière qu'il fût interpellé par l'accroc sur le tronc. 


Est-il nécessaire de raconter ce qui est beau? 
Est-elle savoureuse l'histoire qui narre le réussi, le merveilleux ? Du malheur et du dramatique sont nés les plus beaux poèmes, les romans les plus éclatants. 
Allez Compère ! Cette histoire n'a pas de morale, elle parle d'un autre temps, reprenez vie ! Mais grâce à moi, vous connaissez désormais avec certitude cette histoire !
Nous nous sommes trouvés l'un en face de l'autre, ce soir à cette table et vous m'avez semblé sympathique au point que je ne lâche plus la parole. Tenez, je vous offre ce dernier verre pour me faire pardonner cette mélancolique histoire et nous aurons ainsi tout oublié de l'affaire !


Librement inspiré par le tableau de John Collier
Lady Godiva, 1898, The Herbert Museum, Coventry.

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