23 août 2012

Frappés fort #1

Maintenant la fichette du calendrier marquait qu'on en était à l'été. Finalement les saisons avaient passé. Les amis tiraient hâtivement les conclusions. La vérité s'écrivait autre : elle vivait. "Survivait" persistaient à dire les mauvaises langues. Le voisinage assurait une bonne équipe de planque et de fait, représentait une source sérieuse pour tous les commérages. Les premiers temps elle n'avait guère quitté la propriété. 
Il s'agissait d'une belle demeure d'inspiration californienne, juchée sur un flanc de colline surplombant l'azur de la Méditerranée. 
Veracruz. Pierrick avait baptisée ainsi le domaine. Pour sa femme d'abord, Véra ; et puis en mémoire de Luis Barragán. Fanatique d'architecture, le vice l'avait mené jusqu'à voyager à travers le monde pour voir ou rencontrer oeuvres et maîtres. Véra et lui avaient célébré leur lune de miel au Mexique et Veracruz était née de tout cela. 
L'été se traînait. Ses journées brûlantes. La trotteuse de l'horloge qui tourne mais ne fait pas avancer le reste. Pour éviter l'ennui, il fallait s'organiser : se lever tard, prendre lentement son thé sur la terrasse et feuilleter le magazine avec nonchalance. Après, c'était le moment de faire un brin de toilette, juste le nécessaire car : "à quoi bon si on ne sort pas ?". Venait ensuite un intervalle temporel dans lequel se profilaient à nouveau les questions. L'ennui, c'est qu'il fallait meubler jusqu'au prochain repas ; et avec quoi ? 
La piscine restait la plus simple des occupations, du moins la plus simple des non-occupations. Pour Angela, l'employée, et pour les voisins à l'affut, cela ressemblait à une case cochée sur l'emploi du temps, c'était l'essentiel. Piscine.  
Véra. Ancien top model. Physiquement, il n'y avait toujours rien à dire : de la plastique solide qui expliquait probablement l'opiniâtreté observatrice des voisins. Véra en avait vu des couleurs et du paysage, des oiseaux à plumes, des histoires à dormir debout. Elle avait oeuvré dans un drôle de métier, s'était fait gloutonner presque fillette pour devenir une pépée à podium. Enfin pour elle, la roue n'avait pas trop mal tourné : elle s'était arrêtée sur Pierrick ; elle avait remporté le gain maximal. La combinaison n'était pas rare : ça avait même la côte dans la stratosphère businessidérale "de se bouffer de la bombe" ; mais question mannequins libres, il y avait plus d'offre qu'en matière d'Hommes d'affaires. C'était tombé sur elle. 
L'argent permet tout. Lorsqu'il séjournait à Veracruz, Pierrick consacrait la majeure partie de son temps à sa femme. Hormis quelques affaires qui ne patientaient pas, il estimait qu'une fois rentré à la maison - luxe fugace, le quotidien de Véra devait s'apparenter à un feu de Bengale conjugal. Revenu de New York, Londres ou Singapour, il débouclait en vitesse ses bagages les débarrassaient de surprises diverses et les cachaient avec malice un peu partout dans les recoins de la maison. Véra n'avait jamais le temps de désirer ou réclamer tel ou tel cadeau que déjà il était plié, emballé et offert devant elle, glissé entre les oreillers. À peine avait-elle le temps de dire merci, la suite arrivait. Elle ne s'en lassait pas. Rien ne sonnait faux : il avait envie de faire plaisir, il en avait les revenus, où pouvait se loger le vice ? 
Rien ne pressait. Ils avaient pris le temps avant de signer leur mariage. Très conservatrice, la famille Pierrick appelait vivement à l'union ; la mère de Véra, catholique, ne désapprouvait pas cet appel insistant. Résistants aux sirènes, le navire vogua, tant et si bien que lorsqu'ils débarquèrent l'idée d'avoir un enfant leur était venue. Il était grand temps de rentrer dans l'ordre. Le mariage s'imposait. L'enfant suivrait logiquement : il fallait un minimum de calculs. 
Choses et autres. Veracruz débordait de superflu : sous ce cube blanc, épaisse carapace pour un matérialisme triomphant, se juxtaposait (exemples pris au hasard) Maserati Grancabrio au sous sol, mobilier Pierre Paulin au premier, toile de Lucian Freud au second. Le paradis s'appelait Eden ; à vrai dire, il aurait été de bon ton de le rebaptiser Veracruz. Une fille allait naître et s'ouvrait devant elle un avenir où matériellement au moins, rien ne manquerait. Véra prenait le temps d'installer la nouvelle chambre. Elle avait choisi de jolies couleurs, douces et toutes en harmonie les unes avec les autres. C'était un mélange audacieux de fleurs et de formes géométriques qui conjuguait le style classique et moderne à la fois. Elle avait un don pour cela : arranger les choses. Elle avait des restes d'avant, des essayages et du stylisme. 
Boomerang. J'ai tout dans la tête et pas de tatouages sur la peau. Je peux frotter et gratter de l'ongle : c'est là. Je me souviens de tout. Et tous les jours, les images toquent à la porte. Mon coeur est sec mais bat encore. Pourquoi il continue ? Est-ce que le soleil peut sécher le corps et le brûler à petit feu ? La vie s'est arrêtée : je ne peux pas réparer de la mort. 
Une mazurka vivante. Gloria est née à la mi août avec un miaulement de petit chat. Véra miniaturisée. Véra sublimée, c'était encore possible. Gloria incarnait une sorte de syncrétisme, associant cette sociabilité mêlée de réserve caractéristique de Véra, tout autant que le sourire permanent et l'impétuosité de Pierrick. Très vite Véra eut l'intuition que la petite tirerait fortune de son corps. Malgré le jeune âge, on devinait déjà en regardant sa silhouette, l'évidence d'un corps aux formes rares. Sous l'implacable lumière du soleil, lorsqu'elle déambulait le long de la piscine, elle ressemblait anorexiquement à un Giacometti de métal. Le père un peu surpris, s'était finalement rangé à l'idée : elle intègrerait le ballet classique. Véra et Pierrick avait pris le temps pour mettre Gloria entre eux ; son arrivée n'en avait que plus d'importance. Désirée à point, cette enfant leur offrait le spectacle dansant d'une vie nouvelle. 
Frapper fort. Il avait probablement perdu le contrôle. Cela allait tellement vite ces voitures ; et en un rien de temps. Ce qui était difficile c'était d'imaginer tous ces scénarios et ne pas connaître le seul : le vrai. Elle était contrainte de ressasser en boucle, à l'endroit, à l'envers, en y mettant des noeuds, des évènements sur lesquels elle n'avait aucune prise et qu'on lui avait rapporté froidement un soir d'automne. Elle les attendait. La soirée d'anniversaire était prête. Le jardin était éclairé de lampions colorés. Angela avait dressé plusieurs petites tables sur lesquelles verres et gourmandises salées se répartissaient harmonieusement en préalable au gâteau qui suivrait. Eux ne sont jamais venus. Le triangle parfait éclatait : deux côtés disparaissait. 
Ils s'étaient construit un cocoon protégé de petites herses. Elle allait à présent régler l'addition de cette douce réclusion passée et demeurer isolée dans ce piège. Dans les premières heures suivant l'annonce, elle s'était mise à hurler contre l'injustice de la mort. Effondrée sur le sol, elle beuglait, les paumes plantée dans le sol et le visage inondé de larmes. Immonde spectacle. Répandue à terre, elle gesticulait et tentait en vain de se battre contre la mort dans une lutte dérisoire, comme si c'était possible. Dans un jeu virtuel d'intimidation, elle, si belle, était devenue monstrueuse. De rage, la bave s'échappait de sa bouche devenue béante afin que la respiration, entravée par les sanglots se fasse. 
Autour, on l'avait aidée et encouragée à reprendre la route. Après la crise, elle s'était enterrée vivante dans le tombeau de Veracruz qu'elle ne quittait presque plus. Elle avait trouvé nouveau refuge dans le silence, se rangeant à l'idée qu'il était finalement inutile de vociférer et de se martyriser pour "payer un prix". 
Dans la cervelle. Personne n'avait particulièrement exploré la question. Aucun spécialiste n'avait discuté du choc psychologique reçu ce soir là. Il n'était pas à discuter. Ce qui l'était davantage était le niveau de tolérance ou plus exactement l'intolérance du cerveau à un tel affect. Pour Véra, l'aversion de la réalité avait pris la forme d'une négation complète des faits et d'une confusion du présent avec un retour à l'époque de la naissance de Gloria. Les rares fois où elle quittait Veracruz, c'était pour rejoindre la ville à pied promenant une poussette vide comme un fantôme aurait suivi un parcours imposé. Certains soirs, elle se faisait proue de navire face à la mer, et montée sur les rochers qui surplombent la plage, elle attendait des heures un improbable marin qui ne rentrerait jamais. 
Le malheur des autres. Tous autour récupérèrent les miettes. Ils pleuraient le sort de la malheureuse, mais la justice passait : lui et ses grosses cylindrées ! On devait avoir une conscience pour conduire des bolides pareils ! Et avec une gamine à bord ! Les riches payaient. C'était logique. Les choses rentraient dans un ordre. 
Véra avait fini par retrouver un modeste équilibre. Grâce à sa mère pour partie qui était venue lui remettre le pied à l'étrier en s'installant de longs mois à Veracruz. Elle avait secrètement oeuvré comme le peut une mère qui se voit perdre son enfant. Elle avait du lui parler comme on susurre à l'enfant, tête blottie contre son coeur et la main caressant les cheveux. Elle l'avait nourrie avec les bouillies qui ressuscitent les morts vivants. Elle l'avait tenue du bout des doigts pour lui réapprendre à poser un pied devant l'autre. Elle l'avait essuyée au chiffon doux, peignée, coupée bien net. Elle, avait gardé son bébé. Puis elle était partie avec le sens du devoir accompli.
L'été se trainait (bis). La répétition des journées se poursuivaient : se lever, manger, se laver, lire, se baigner, manger, se baigner, lire, dormir... enfin, si possible. Malgré l'irréductible ennui, paradoxalement l'espace disponible pour les pensées négatives lui, c'était rétrécit. Bien sûr le souvenir de Gloria, de Pierrick et l'accident revenait plusieurs fois par jour à sa conscience. Sans qu'il n'y paraisse son corps était arraché d'un morceau de chair, mais néanmoins elle avait gagné contre l'aigreur, la méchanceté et la bêtise dans lesquelles elle aurait aisément pu verser. Véra vivait au jour le jour et c'était d'autant plus facile qu'elle n'attendait plus rien de l'avenir. Allongée sur la margelle de la piscine, elle se laissait bercer en regardant le fauteuil-Quasar Khanh flotter au ras de l'eau. Au fond, elle lui ressemblait et dérivait au gré du vent sans destinée précise. 
Angela, apportez-moi... Depuis l'époque des défilés, Véra avait continué de consommer plus ou moins et avec intermittence les alcools mélangés. L'après midi touchait à sa fin, mais l'employée avait le temps de préparer un dernier drink. Elle soignait toujours l'affaire, choisissant le bon verre, l'agrémentant de paille et de fruits. Véra souriait à ce luxe qui arrivait sur plateau et le sirotait dans son fauteuil flottant. Puis Veracruz se vidait du personnel. Véra aimait ça, passer les dernières heures du jour seule jusqu'au coucher du soleil et du sien. Elle termina le verre, croqua l'olive au bout du pic et le fit jouer entre ses doigts. Les lumières du jardin s'éclairèrent avec la nuit qui venait. Véra reposa son bras et le verre sur l'accoudoir. Imperceptible un bruit de pincement se fit entendre. Calée contre l'air sous plastique, légèrement ivre et ballotée par la houle, elle s'endormit. 
Police de nuit. Les voisins ont sonné le tocsin. Véra s'était noyée. Un accident. Pas un suicide, malgré "le dossier". Le fauteuil gonflable s'était crevé et comble de la malchance la victime était alcoolisée. Véra s'était retrouvée prisonnière du vinyle, étouffée par la matière plastique qui l'avait engloutie tandis que l'eau s'était engouffré dans les poumons. Le commissaire chargé de l'enquête avait donné les ordres ; on l'avait libérée des eaux. Étendue sur la terrasse elle ressemblait à une poupée géante que l'on aurait emballée dans du papier cristal. Même morte, elle gardait cette beauté absolue qu'elle avait toujours eue. Sans rancune, elle s'offrait en paquet cadeau à la mort.
Adieu Véra. Adieu Veracruz. Il n'y aura plus personne à attendre. 

Peinture Christie Asai, Sans titre, Huile sur toile.

1 commentaire:

la grande fille a dit…

Venant de toi, je rougis...