03 novembre 2010

Nouvelle-feuilleton (2)

Jon se réveilla une heure plus tard sans que rien n'ait vraiment changé ; même la télévision continuait à émettre le programme. Alors qu'il tournait la tête vers le jour pour envisager une heure approximative, son regard traversa une première vitre, puis une seconde de l'autre côté de la rue. Ainsi il arrivait dans l'appartement en face, petite case éclairée dans le pan d'immeubles qui avait vaguement accroché son œil avant qu'il ne s'assoupisse. Allongé, la tête pendant sur le côté, il avait de cette posture improbable, une vue idéale surplombant légèrement la scène dont il se faisait le voyeur.

Après une rapide observation Jon compris qu'il était dans le double séjour. La pièce était de belle taille, meublée avec équilibre et conçue dans une décoration que le terme "contemporain" aussi défini que vague pouvait qualifier. Une orchidée indigo entravait légèrement la vue au niveau du carreau en bas, mais Jon découvrait une femme immobile et raide, assise comme en tailleur sur un canapé de toile écrue, drapée de pied en cap dans une couverture poilue. Au chaud dans cette tenue improbable, dont seule la tête sortait, une femme blonde pleurait. Son regard était fixe quoique vague et de l'avis de Jon, les larmes coulaient seules, longilignes et régulières sur les joues. Personne d'autre dans la pièce. Jon était le seul à contempler le tableau de cette tristesse pétrifiée. Cela faisait bien dix minutes maintenant. Sans trop s'expliquer pourquoi il jubilait de se voir dans cette posture entièrement dictée par le hasard. Il était voyeur involontaire donc innocent, il savourait le plaisir de voler sans avoir rien fait ni demandé cette portion de vie privée et jouissait de cette situation à la limite de l'insoutenable.

La fille, toujours dressée et pleurante passait de temps à autre une main sur son visage pour absorber l'excès lacrymal. Jon attendait la suite des évènements mais aucune accalmie ne semblait se profiler ; la statue restait, droite comme un i et ruisselante.

À présent, Jon se sentait tout à fait mal à l'aise. Il s'était relevé pour ne rien perdre des opérations mais la scène s'éternisait et l'impudeur dépassait maintenant le plaisir de la découverte. Après s'être retourné, il réfléchit un instant, dos contre la vitre, le nez levé avec la vasque fixée au plafond. D'un hochement de tête un peu sec, il fit mine de sortir d'une rêverie puis se remit face à la vitre, comme pour mieux revoir ce qui aurait pu être une hallucination, une invention. Mais non. Elle était bien là, toujours assise, et le visage brillant. Alors que Jon rouvrait les yeux après les avoir vigoureusement frotté — geste machinal de massage pour réveiller sa conscience et la rappeler au cours du temps et de sa vie, bien ordinaire — la silhouette avait disparu laissant un trou dans le canapé crème affaissé. Une minute plus tard, la statue réapparaissait.

Désormais l'un et l'autre se tenaient en symétrie parfaite, droits derrière leur vitre, à supposer bien sur que la rue fut un plan vertical entre les deux. De plus près, elle avait l'air plus jeune, et plus blonde encore. Jon fut frappé par son visage. A peu de choses près, ses traits étaient conformes à ceux du portrait, sur cette carte postale, qu'il gardait glissée dans son porte feuille. Il l'avait reçu de son ex femme, peu après leur divorce, alors qu'elle visitait l'Italie, Florence en fait. Jon n'avait jamais vraiment compris la démarche, mais avait fini par l'associer à une sorte de pardon un peu culotté et facile, mêlé d'un soulagement triomphant. En substance, il n'y avait rien à tirer du texte laconique au verso. Jon s'était donc résolu à n'y voir qu'un simple clin d'œil à sa propre passion pour la peinture italienne renaissante. Il était de toute façon vain d'essayer d'éclairer un geste quasi surréaliste que l'on pouvait vite encombrer de faux sens. Sur la face glacée de la carte figurait un portrait de femme, dont la beauté "typiquement seicento", rappelait qu'elle était née renaissante pour mourir absolument baroque. En guise de coiffure elle arborait, comble de l'érotisme, une raie au milieu qui laissait libres, deux longs bandeaux de cheveux subtilement ondulés, minutieusement calés derrière les oreilles et déjetés sur le dos. Plus que ses atours, qui déterminaient le rang social c'était la douceur et la régularité des traits qui frappait. Un front parfait et lisse, deux arcs sourciliers à la pilosité précise, un regard timidement posé surplombant un nez presque droit et une bouche rebondie aux proportions idéales. Jon ne connaissait pas ce portrait ; sa femme n'en avait jamais parlé. Bien sûr, lorsqu'il avait reçu la carte il avait cherché à comprendre ce qui avait poussé sa femme a choisir cette peinture, mais de même que pour le passage à l'acte de l'envoi — la main glissée à mi hauteur dans le volet métallique de la boîte postale, puis le carton qu'on lâche en l'impulsant gentiment pour qu'il s'en aille bien au fond— il n'y avait rien compris. D'une manière générale il n'avait d'ailleurs rien compris à son divorce, qu'il avait finalement subit comme une des dernières volontés de son épouse enfuie. Comble du dérisoire, il avait fini par s'attacher à cette carte, qui à ses yeux ne voulait pourtant rien dire. Il l'avait logée dans son portefeuille il y a trois ans déjà et elle y figurait encore presque intacte, quelques pliures mises à part. Le plus inexpliqué dans cette affaire, c'était que son ex avait attendu de concrétiser un voyage à Florence, fatalement ingéré en un temps record un florilège de visites, pris en photo le Palazzo Pitti, flâné dans la galerie des Offices, arpenté le jardin de Boboli et traversé le Ponte Vecchio pour enfin lui envoyer le portrait "dit de Jeanne d'Aragon" peint par Raphaël et conservé au Musée du Louvre.

(à suivre)

27 octobre / 3 novembre