16 juillet 2015

Maudit sois-tu carilloneur



Elle était originale cette demeure. Sise en la paisible commune de Fontenay-aux-roses elle avait appartenu jadis à un riche industriel ayant fait fortune malgré la crise dans la métallurgie. On devait se situer au milieu des années trente.
Il y avait cette toiture digne d'une chaumière de sorcier ; ses petits chiens assis, sa loggia triangulaire du deuxième. Le tout ressemblait à l’œuvre d'un architecte libre de toute créativité sans déroger aux goûts de l'époque.
Un damier de briques rouges et blanches décorait harmonieusement la façade du premier étage ; presque de plain pied se tenait la terrasse, vaste et carrelée de cassons noirs et terre de Sienne. Devant, s'étendait le parc agréablement végété d'if alignés, de cèdres et de chênes. Seule une vilaine plaque d'égout dénaturait les confins de ce parfait jardin. Une gloriette abandonnée rappelait celle des amoureux de Peynet, en plus sombre et envahie par les lianes. Six cheminées de briques travaillées élançait la bâtisse qui prenait ainsi des airs de petit château francilien.
L'intérieur non moins modeste avait conservé l'esprit "trente" avec sa rotonde, ses vitraux martelés sa fontaine à trois bassins et ses ferronneries Art Déco.
Il était facile d'imaginer dans cet environnement une vie heureuse et douce, une famille vivant heureusement et de nombreux enfants.
L'histoire de la maison de la rue des moulins restait opaque. Rien n'avait perlé, ni dans les livres, et rien n'était arrivé jusqu'à Internet. Dans les années 50 le logis s'était transformé en clinique psychiatrique voilà tout. Les "fous" avaient aussi droit à un peu de beauté (qu'ils ne considéraient pas toujours).
Je faisais partie des locataires. A l'inverse de beaucoup je frétillais à l'idée de laisser glisser ma main sur la rambarde en fer forgé de l'escalier Art Déco. L'eau ne coulait plus dans la petite fontaine en granito mais il était déjà réjouissant de la sentir ici.
Cet été là était très chaud. Les météorologues annonçaient la canicule et les thermomètres montaient dès la mi journée jusqu'à trente sept degrés Celsius. Un temps à rendre fou.
La pelouse avait déjà brulé depuis longtemps, les stores restaient baissés. Nous restions confinés dans cet espèce de familistère, libres et surveillés à la fois : un comprimé le matin, un autre le midi et les doses finales entre dix-sept heures et vingt et une heure le soir.
"Bonjour Irène". ; "bonjour, tu vas bien ? bien dormi ? allez, bon appétit !".
Il y avait aussi les choses moins plaisantes comme "Monsieur chambre deux cent deux", vieillard famélique planté vingt quatre heures sur vingt quatre devant le poste de soins sans en attendre rien, la couche pleine.
Il y avait Bruno et son physique "Denis Lavant", c'était lui le matin qui lapait son café tandis que tous nous baissions les yeux. Il fumait la pipe ; moment de répit. La bouche pleine les paroles inaudibles et dégueulées n' en sortaient plus. Pauvre diable.
Tous semblaient à l'abri d'un coup de folie. Les médecins veillaient dur. Le jour du quatorze juillet nous avons tous bénéficié d'un spectacle sublime. Nous sommes tous redevenus (ou restés) des enfants devant ces feux follets.
Martha, sourde et muette applaudissait, émerveillée ; Bruno dansait en volutes barbare et moi je pensais à mon fils mort deux ans plus tôt.  Est-ce qu'il les voyait lui aussi les lumières ? Ce soir là je l'ai cru et j'ai pleuré.
Le temps passait et j'oubliais son petit visage. Celui figé sur les photographies n'inspirait pas la vie et sa voix ne disait plus "Maman ? j'ai un secret à te dire, mais à l'oreille". Il fallait renoncer aux pourquoi et à chercher des explications. Cold facts comme disent les anglais. On devait s'y tenir.
La fenêtre de ma chambre donnait sur le parc. C'est là que les familles se rencontraient. Souvent des petits enfants venaient saluer leurs aïeux dans un regain de devoir moral les parents les y emmenaient. Un petit garçon était venu avec sa trottinette ils roulait gaiement dans les allées. "Maman ? Maman?" qu'il disait je m'en souviens et à chaque fois je me levais d'un bon de mon lit persuadée qu'il s'agissait du mien, de mon petit. Je collais l’œil à la vitre et passait mon oreille au travers de la minuscule embrasure. Dix centimètres : impossible de se défenestrer.
Le quinze au matin rien n'avait changé du climat. À huit heures trente nous avons pris notre petit déjeuner en salle commune comme à l'habitude. "Tout le monde a été servi ?" qu'elle demandait l'aide soignante. Oui.
Pourtant il était manifeste que deux personnes manquaient à l'appel : Irène, soixante quinze ans, mémée type tout à l'ancienne et Sébastien, trentenaire à l’œil hagard dont la manie était se s'habiller alternativement en costume ou en tenue de sport tout au long de la journée. Après un long quart d'heure Annabella qui gérait la salle à manger faisait le constat des absents. Toute la clinique, employés comme malades se mirent en quête des deux déserteurs. Chambres vides. Parc désert.
Puis à dix-huit heures le gros Lulu remarqua que la plaque d'égout avait été manipulée, qu'elle n'était plus tout à fait à sa place.
Un appel général fut lancé, le gros Lulu muni d'une lourde gaffe réussi à relever le cercle de fonte sécurisant le regard du conduit. À la stupéfaction de tous le corps nu d'Irène avait été jeté comme un sac au fond du puit. Sa peau tuméfiée se mêlait de terre crasse. Plusieurs patients s'effondrairent plein de miséricorde. D'autres ballottait leurs mains en signe de croix et moi lâchement je quittais la scène dans l'unique soucis de protéger mon cerveau déjà entamé.
La police et les pompiers débarquèrent dans de brefs délais et mirent en place les "protocoles" ; leur routine à eux.
Ce n'est que bien plus tard encore de Sébastien fut découvert pendu sous la gloriette. Il portait son beau costume noir et les souliers vernis qui claquait le travertin. Un jour de permission il lui avait été facile de trouver la corde puis de la cacher aux infirmiers.
Sébastien et ses allures de grand gosse. Son geste n'était pas honorable mais il avait sans doute jugé qu'en massacrant la vieille il réunissait un coup, qu'il deviendrait Lui, existerait enfin quitte à être assassin. Il tenait la clé enfin, celle qui le libérait de cette clinique carcérale. On ne lui donnait pas le droit d'en sortir alors il se révoltait de tout faisait glisser la corde, vérifiait le noeud. L'échalas valsait encore quand on le trouva. Ses va et vient faisant tinter la clochette d'une gloriette qui bientôt allait être détruite.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Comment aligner deux mots après ce beau texte poignant !